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souverain, et l'ascendant toujours plus marqué de sa protectrice, n'étoient pas propres à affoiblir cette impression, et avoient décidé la formation de plusieurs confédérations particulières toujours vainement dissipées par les armées russes, et qui se réunirent en 1768 en une confédération générale formée à Bar en Podolie. Ces confédérés réussirent à faire soulever les Turcs contre les Russes; mais la guerre entre les deux empires fut désastreuse pour les Turcs, et n'accabla pas moins les confédérés. Ceux-ci néanmoins profitèrent pour se soutenir de l'épuisement où cette guerre avoit jeté la Russie, et des embarras que lui suscitoit la cour de Vienne : c'est dans le cours des hostilités commencées sur la fin de 1768, et de la suspension d'armes dont elles furent suivies en 1771, que, se flattant d'un avenir plus heureux, ils songèrent à asseoir sur de plus sûrs fondements le bonheur de leur patrie, et que notre nation fut honorée du choix de deux écrivains françois pour leur tracer le plan d'une constitution nouvelle. Mais dans le même temps où Rousseau et Mably écrivoient, les trois puissances circonvoisines avoient fixé leurs lots dans les portions à détacher d'un pays qu'ils devoient vingt ans après se partager totalement; et à la fin de 1773, lorsque l'envoyé de la confédération rapportoit de Paris le fruit des méditations des deux philosophes, une diéte extraordinairement convoquée, cédant aux moyens ordinaires de séduction et de terreur, avoit ratifié le traité de démembrement arrêté entre l'Autriche, la Prusse, et la Russie, dès le mois d'août de l'année précédente.

La perte de quelques provinces, qui, dans les idées de Rousseau même, n'étoit pas un malheur réel, laissoit espérer encore pour le reste de la Pologne un sort plus heureux; mais les trois puissances copartageantes, trop intéressées à y prolonger le désordre, stipulèrent formellement et garantirent la maintenue du liberum veto, et de la forme de gouvernement qui avoit existé jusqu'alors.

Il ne faut pas oublier une circonstance dont Rousseau sans doute n'étoit pas instruit quand il composa son ouvrage, car il n'eût pas manqué d'en dire au moins quelques mots, mais trop importante et trop caractéristique pour étre passée sous silence. Comme s'il n'eût pas existé chez cette nation malheureuse assez d'éléments d'anarchie et de dissolution, le fanatisme religieux en avoit introduit encore un autre en faisant naître parmi les Polonois une classe de dissidents. On désignoit ainsi les nobles attachés soit à l'Église grecque, soit à la réforme, et ils étoient en assez grand nombre. Mais la cour de Rome avoit conservé en Pologne tout son empire, et la superstition s'y montroit dans tous ses excès. Profitant de cette disposition, les nobles catholiques en grande majorité s'obstinoient à n'accorder aux dissidents aucuns droits politiques, et ils étoient en effet parvenus à les exclure de tous les emplois. Les dissidents avoient formé pour le soutien de leurs droits des confédérations particulières en opposition, même en guerre ouverte avec la confédération générale, et la Pologne fut en proie à leurs dévastations réciproques. Ces confédérés de Bar, dont nous verrons notre auteur exalter les vertus patriotiques, avoient des étendards qui représentoient la vierge Marie et l'enfant Jésus; ils portoient comme les croisés du moyen âge des croix brodées sur leurs habits, prêts à vaincre ou mourir pour la défense de la religion et de la liberté. C'est du prétexte de défendre les intérêts des dissidents et de les faire réintégrer dans leurs droits que Catherine coloroit ses vues d'envahissement, se donnant encore par là aux yeux des gens de lettres françois dont elle recherchoit l'approbation, le mérite de combattre le fanatisme en Pologne, et d'y prêcher la tolérance les armes à la main. Le résultat de ce beau zéle ne fut autre que l'oubli total des dissidents et de leurs demandes et de leurs droits, dont il ne fut pas même question dans les actes définitifs qui firent cesser pour quelque temps les troubles de la Pologne.

SUR

LE GOUVERNEMENT DE POLOGNE.

CHAPITRE I.

État de la question.

Le tableau du gouvernement de Pologne fait par M. le comte de Wielhorski, et les réflexions qu'il y a jointes, sont des pièces instructives pour quiconque voudra former un plan régulier pour la refonte de ce gouvernement. Je ne connois personne plus en état de tracer ce plan que lui-même, qui joint aux connoissances générales que ce travail exige toutes celles du local et des détails particuliers, impossibles à donner par écrit, et néanmoins nécessaires à savoir pour approprier une institution au peuple auquel on la destine. Si l'on ne connoît à fond la nation pour laquelle on travaille, l'ouvrage qu'on fera pour elle, quelque excellent qu'il puisse être en lui-même, péchera toujours par l'application, et bien plus encore lorsqu'il s'agira d'une nation déjà tout instituée, dont les goûts, les mœurs, les préjugés et les vices, sont trop enracinés pour pouvoir être aisément étouffés par des semences nouvelles. Une bonne institution pour la Pologne ne peut être l'ouvrage que des Polonois, ou de quelqu'un qui ait bien étudié sur les lieux

la nation polonoise et celles qui l'avoisinent. Un étranger ne peut guère donner que des vues générales, pour éclairer non pour guider l'instituteur. Dans toute la vigueur de ma tête je n'aurois pu saisir l'ensemble de ces grands rapports. Aujourd'hui qu'il me reste à peine la faculté de lier des idées, je dois me borner, pour obéir à M. le comte Wielhorski et faire acte de mon zèle pour sa patrie, à lui rendre compte des impressions que m'a faites la lecture de son travail, et des réflexions qu'il m'a suggérées.

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En lisant l'histoire du gouvernement de Pologne, on a peine à comprendre comment un état si bizarrement constitué a pu subsister si long-temps. Un grand corps formé d'un grand nombre de membres morts, et d'un petit nombre de membres désunis, dont tous les mouvements presque indépendants les uns des autres, loin d'avoir une fin commune, s'entre-détruisent mutuellement, qui s'agite beaucoup pour ne rien faire, qui ne peut faire aucune résistance à quiconque veut l'entamer, qui tombe en dissolution cinq ou six fois chaque siècle, qui tombe en paralysie à chaque effort qu'il veut faire, à chaque besoin auquel il veut pourvoir, et qui, malgré tout cela, vit et se conserve en vigueur; voilà, ce me semble, un 'des plus singuliers spectacles qui puissent frapper un être pensant. Je vois tous les états de l'Europe courir à leur ruine. Monarchies, républiques, toutes ces nations si magnifiquement instituées, tous ces beaux gouvernements si sagement pondérés, tombés en décrépitude, menacent d'une mort prochaine; et la Pologne, cette région dépeuplée, dévastée, opprimée,

ouverte à ses agresseurs, au fort de ses malheurs et de son anarchie, montre encore tout le feu de la jeunesse; elle ose demander un gouvernement et des lois, comme si elle ne faisoit que de naître. Elle est dans les fers, et discute les moyens de se conserver libre; elle sent en elle cette force que celle de la tyrannie ne peut subjuguer. Je crois voir Rome assiégée régir tranquillement les terres sur lesquelles sont ennemi venoit d'asseoir son camp. Braves Polonois, prenez garde; prenez garde que, pour vouloir trop bien être, vous n'empiriez votre situation. En songeant à ce que vous voulez acquérir, n'oubliez pas ce que vous pouvez perdre. Corrigez, s'il se peut, les abus de votre constitution; mais ne méprisez pas celle qui vous a faits ce que vous êtes.

Vous aimez la liberté, vous en êtes dignes; vous l'avez défendue contre un agresseur puissant et rusé, qui, feignant de vous présenter les liens de l'amitié, vous chargeoit des fers de la servitude. Maintenant las des troubles de votre patrie, vous soupirez après la tranquillité. Je crois fort aisé de l'obtenir; mais la conserver avec la liberté, voilà ce qui me paroît difficile. C'est au sein de cette anarchie qui vous est odieuse que se sont formées ces ames patriotiques qui vous ont garantis du joug. Elles s'endormoient dans un repos léthargique; l'orage les a réveillées. Après avoir brisé les fers qu'on leur destinoit, elles sentent le poids de la fatigue. Elles voudroient allier la paix du despotisme aux douceurs de la liberté. J'ai peur qu'elles ne veuillent des choses contradictoires. Le

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