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la Grèce, on couronnoit les vainqueurs dans leurs jeux, qui, les embrasant continuellement d'émulation et de gloire, portèrent leur courage et leurs vertus à ce degré d'énergie dont rien aujoud'hui ne nous donne d'idée, et qu'il n'appartient pas même aux modernes de croire. S'ils ont des lois, c'est uniquement pour leur apprendre à bien obéir à leurs maîtres, à ne pas voler dans les poches, et à donner beaucoup d'argent aux fripons publics. S'ils ont des usages, c'est pour savoir amuser l'oisiveté des femmes galantes, et promener la leur avec grace. S'ils s'assemblent, c'est dans des temples, pour un culte qui n'a rien de national, qui ne rappelle en rien la patrie; c'est dans des salles bien fermées et à prix d'argent, pour voir sur des théâtres efféminés, dissolus, où l'on ne sait parler que d'amour, déclamer des histrions, minauder des prostituées, et pour y prendre des leçons de corruption, les seules qui profitent de toutes celles qu'on fait semblant d'y donner; c'est dans des fêtes où le peuple, toujours méprisé, est toujours sans influence, où le blâme et l'approbation publique ne produisent rien; c'est dans des cohues licencieuses, pour s'y faire des liaisons secrètes, pour y chercher les plaisirs qui séparent, isolent le plus les hommes', et qui relâchent le plus les cœurs. Sont-ce là des stimulants pour le patriotisme? Faut-il s'étonner que des manières de vivre si dissemblables produisent des effets si différents, et que les modernes ne retrouvent plus rien en eux de cette vigueur d'ame que tout inspiroit aux anciens? Pardonnez ces digressions à un reste de chaleur que vous avez ranimée. Je reviens avec plaisir à celui de

tous les peuples d'aujourd'hui qui m'éloigne le moins de ceux dont je viens de parler.

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CHAPITRE IIL

Application.

La Pologne est un grand état environné d'états encore plus considérables, qui, par leur despotisme et par leur discipline militaire, ont une grande force offensive. Foible au contraire par son anarchie, elle est, malgré la valeur polonoise, en butte à tous leurs outrages. Elle n'a point de places fortes pour arrêter leurs incursions. Sa dépopulation la met presque absolument hors détat de défense. Aucun ordre économique, peu ou point de troupes, nulle discipline militaire, nul ordre, nulle subordination; toujours divisée au-dedans, toujours menacée au-dehors, elle n'a par elle-même aucune consistance, et dépend du caprice de ses voisins. Je ne vois dans l'état présent des choses qu'un seul moyen de lui donner cette consistance qui lui manque; c'est d'infuser pour ainsi dire dans toute la nation l'ame des confédérés, c'est d'établir tellement la république dans les cœurs des Polonois, qu'elle y subsiste malgré tous les efforts de ses oppresseurs; c'est là, ce me semble, l'unique asile où la force nė peut ni l'atteindre ni la détruire. On vient d'en voir une preuve à jamais mémorable : la Pologne étoit dans les fers du Russe, mais les Polonois sont restés libres. Grand exemple qui vous montre comment vous pouvez braver la puissance et l'ambition de vos voisins.

Vous ne sauriez empêcher qu'ils ne vous engloutissent; faites au moins qu'ils ne puissent vous digérer. De quelque façon qu'on s'y prenne, avant qu'on ait donné à la Pologne tout ce qui lui manque pour être en état de résister à ses ennemis, elle en sera cent fois accablée. La vertu de ses citoyens, leur zéle patriotique, la forme particulière que des institutions nationales peuvent donner à leurs ames, voilà le seul rempart toujours prêt à la défendre, et qu'aucune armée ne sauroit forcer. Si vous faites en sorte qu'un Polonois ne puisse jamais devenir un Russe, je vous réponds que la Russie ne subjuguera pas la Pologne.

Ce sont les institutions nationales qui forment le génie, le caractère, les goûts et les mœurs d'un peuple, qui le font être lui et non pas un autre, qui lui inspirent cet ardent amour de la patrie fondé sur des habitudes impossibles à déraciner, qui le font mourir d'ennui chez les autres peuples au sein des délices dont il est privé dans son pays. Souvenez-vous de ce Spartiate gorgé des voluptés de la cour du grand roi, à qui l'on reprochoit de regretter la sauce noire. Ah! dit-il au satrape en soupirant, je connois tes plaisirs, mais tu ne connois pas les nôtres.

Il n'y a plus aujourd'hui de François, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglois même, quoi qu'on en dise; il n'y a que des Européens. Tous ont les mêmes goûts, les mêmes passions, les mêmes mœurs, parcequ'aucun n'a reçu de forme nationale par une institution particulière. Tous, dans les mêmes circonstances, feront les mêmes choses; tous se diront désintéressés et seront fripons; tous parleront du bien public et ne

penseront qu'à eux-mêmes; tous vanteront la médiocrité et voudront être des Crésus; ils n'ont d'ambition que pour le luxe; ils n'ont de passion que celle de l'or: sûrs d'avoir avec lui tout ce qui les tente, tous se vendront au premier qui voudra les payer. Que leur importe à quel maître ils obéissent, de quel état ils suivent les lois? pourvu qu'ils trouvent de l'argent à voler et des femmes à corrompre, ils sont partout dans leur pays.

Donnez une autre pente aux passions des Polonois, vous donnerez à leurs ames une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre, de se plaire, de s'allier avec eux; une vigueur qui remplacera le jeu abusif des vains préceptes, qui leur fera faire par goût et par passion ce qu'on ne fait jamais assez bien quand on ne le fait que par devoir ou par intérêt. C'est sur ces ames-là qu'une législation bien appropriée aura prise. Ils obéiront aux lois et ne les éluderont pas, parcequ'elles leur conviendront et qu'elles auront l'assentiment interne de leur volonté. Aimant la patrie, ils la serviront par zéle et de tout leur cœur. Avec ce seul sentiment, la législation, fût-elle mauvaise, feroit de bons citoyens; et il n'y a jamais que les bons citoyens qui fassent la force et la prospérité de l'état.

J'expliquerai ci-après le régime d'administration qui, sans presque toucher au fond de vos lois, me paroît propre à porter le patriotisme et les vertus qui en sont inséparables au plus haut degré d'intensité qu'ils puissent avoir. Mais soit que vous adoptiez ou non ce régime, commencez toujours par donner aux

Polonois une grande opinion d'eux-mêmes et de leur patrie : après la façon dont ils viennent de se montrer, cette opinion ne sera pas fausse. Il faut saisir la circonstance de l'événement présent pour monter les ames au ton des ames antiques. Il est certain que la confédération de Bar a sauvé la patrie expirante. Il faut graver cette grande époque en caractères sacrés dans tous les cœurs polonois. Je voudrois qu'on érigeât un monument en sa mémoire; qu'on y mît les noms de tous les confédérés, même de ceux qui dans la suite auroient pu trahir la cause commune, une si grande action doit effacer les fautes de toute la vie; qu'on instituât une solennité périodique pour la célébrer tous les dix ans avec une pompe non brillante et frivole, mais simple, fière, et républicaine; qu'on y fit dignement, mais sans emphase, l'éloge de ces vertueux citoyens qui ont eu l'honneur de souffrir pour la patrie dans les fers de l'ennemi ; qu'on accordât même à leurs familles quelque privilège honorifique qui rappelât toujours ce beau souvenir aux yeux du public. Je ne voudrois pourtant pas qu'on se permît dans ces solennités aucune invective contre les Russes, ni même qu'on en parlât: ce seroit trop les honorer. Ce silence, le souvenir de leur barbarie, et l'éloge de ceux qui leur ont résisté, diront d'eux tout ce qu'il en faut dire; vous devez trop les mépriser pour les haïr.

Je voudrois que par des honneurs, par des récompenses publiques, on donnât de l'éclat à toutes les vertus partiotiques, qu'on occupât sans cesse les citoyens de la patrie, qu'on en fit leur plus grande affaire, qu'on la tint incessamment sous leurs

yeux.

De

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