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PROJET

DE

PAIX PERPÉTUELLE.

Comme jamais projet plus grand, plus beau, ni plus utile, n'occupa l'esprit humain, que celui d'une paix perpétuelle et universelle entre tous les peuples de l'Europe, jamais auteur ne mérita mieux l'attention du public que celui qui propose des moyens pour mettre ce projet en exécution. Il est même bien difficile qu'une pareille matière laisse un homme sensible et vertueux exempt d'un peu d'enthousiasme; et je ne sais si l'illusion d'un cœur véritablement humain, à qui son zéle rend tout facile, n'est pas en cela préférable à cette âpre et repoussante raison qui trouve toujours dans son indifférence pour le bien public le premier obstacle à tout ce qui peut le favoriser.

Je ne doute pas que beaucoup de lecteurs ne s'arment d'avance d'incrédulité pour résister au plaisir de la persuasion, et je les plains de prendre si tristement l'entêtement pour la sagesse. Mais j'espère que quelque ame honnête partagera l'émotion délicieuse avec laquelle je prends la plume sur un sujet si intéressant pour l'humanité. Je vais voir, du moins en idée, les hommes s'unir et s'aimer; je vais penser à

une douce et paisible société de frères, vivant dans une concorde éternelle, tous conduits par les mêmes maximes, tous heureux du bonheur commun; et, réalisant en moi-même un tableau si touchant, l'image d'une félicité qui n'est point m'en fera goûter quelques

instants une véritable.

Je n'ai pu refuser ces premières lignes au sentiment dont j'étois plein. Tâchons maintenant de raisonner de froid. Bien résolu de ne rien avancer sang que je ne le prouve, je crois pouvoir prier le lecteur à son tour de ne rien nier qu'il ne le réfute; car ce ne sont pas tant les raisonneurs que je crains que ceux qui, sans se rendre aux preuves, n'y veulent rien objecter.

Il ne faut pas avoir long-temps médité sur les moyens de perfectionner un gouvernement quelconque pour apercevoir des embarras et des obstacles, qui naissent moins de sa constitution que de ses relations externes; de sorte que la plupart des soins qu'il faudroit consacrer à sa police, on est contraint de les donner à sa sûreté, et de songer plus à le mettre en état de résister aux autres qu'à le rendre parfait en lui-même. Si l'ordre social étoit, comme on le prétend, l'ouvrage de la raison plutôt que des passions, eût-on tardé si long-temps à voir qu'on en a fait trop ou trop peu pour notre bonheur; que chacun de nous étant dans l'état civil avec ses concitoyens, et dans l'état de nature avec tout le reste du monde, nous n'avons prévenu les guerres particulières que pour en allumer de générales, qui sont mille fois plus terribles; et qu'en nous unissant à quelques hommes

nous devenons réellement les ennemis du genre humain?

S'il y a quelque moyen de lever ces dangereuses contradictions, ce ne peut être que par une forme de gouvernement confédérative, qui, unissant les peuples par des liens semblables à ceux qui unissent les individus, soumettent également les uns et les autres à l'autorité des lois. Ce gouvernement paroît d'ailleurs préférable à tout autre, en ce qu'il comprend à-la-fois les avantages des grands et des petits états, qu'il est redoutable au-dehors par sa puissance, que les lois y sont en vigueur, et qu'il est le seul propre à contenir également les sujets, les chefs, et les étrangers.

Quoique cette forme paroisse nouvelle à certains égards, et qu'elle n'ait en effet été bien entendue que par les modernes, les anciens ne l'ont pas ignorée. Les Grecs eurent leurs amphictyons, les Étrusques leurs lucumonies, les Latins leurs féries, les Gaules leurs cités; et les derniers soupirs de la Grèce devinrent encore illustres dans la ligue achéenne. Mais nulles de ces confédérations n'approchèrent, pour la sagesse, de celle du corps germanique, de la ligue helvétique, et des états-généraux. Que si ces corps politiques sont encore en si petit nombre et si loin de la perfection dont on sent qu'ils seroient susceptibles, c'est que le mieux ne s'exécute pas comme il s'imagine, et qu'en politique ainsi qu'en morale l'étendue de nos connoissances ne prouve guère que la gran

deur de nos maux.

Outre ces confédérations publiques, il s'en peut former tacitement d'autres moins apparentes et non

par

moins réelles, par l'union des intérêts, par le rapport des maximes, par la conformité des coutumes, ou d'autres circonstances qui laissent subsister des relations communes entre des peuples divisés. C'est ainsi que toutes les puissances de l'Europe forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par le commerce, et par une sorte d'équilibre qui est l'effet nécessaire de tout cela, et qui, sans que personne songe en effet à le conserver, ne seroit pourtant pas si facile à rompre que pensent beaucoup de gens.

le

Cette société des peuples de l'Europe n'a pas toujours existé, et les causes particulières qui l'ont fait naître servent encore à la maintenir. En effet, avant les conquêtes des Romains, tous les peuples de cette partie du monde, barbares et inconnus les uns aux autres, n'avoient rien de commun que leur qualité d'hommes, qualité qui, ravalée alors par l'esclavage, ne différoit guère dans leur esprit de celle de brute. Aussi les Grecs, raisonneurs et vains, distinguoient-ils, pour ainsi dire, deux espèces dans l'humanité, dont l'une, savoir la leur, étoit faite pour commander; et l'autre, qui comprenoit tout le reste du monde, uniquement pour servir. De ce principe il résultoit qu'un Gaulois ou un Ibère n'étoit rien de plus pour un Grec que n'eût été un Cafre ou un Américain; et les barbares eux-mêmes n'avoient pas plus d'affinité entre eux que n'en avoient les Grecs avec les uns et les autres.

Mais quand ce peuple, souverain par nature, eut été soumis aux Romains ses esclaves, et qu'une partie

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