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quête. C'est un calcul très fautif que d'évaluer toujours en argent les gains ou les pertes des souverains; le degré de puissance qu'ils ont en vue ne se compte point par les millions qu'on posséde. Le prince fait toujours circuler ses projets; il veut commander pour s'enrichir, et s'enrichir pour commander; il sacrifiera tour-à-tour l'un et l'autre pour acquérir celui des deux qui lui manque : mais ce n'est qu'afin de parvenir à les posséder enfin tous les deux ensemble qu'il les poursuit séparément; car, pour être le maître des hommes et des choses, il faut qu'il ait à-la-fois l'empire et l'argent.

Ajoutons enfin, sur les grands avantages qui doivent résulter, pour le commerce, d'une paix générale et perpétuelle, qu'ils sont bien en eux-mêmes certains et incontestables, mais qu'étant communs à tous ils ne seront réels pour personne, attendu que de tels avantages ne se sentent que par leurs différences, et que pour augmenter sa puissance relative, on ne doit chercher que des biens exclusifs.

Sans cesse abusés par l'apparence des choses, les princes rejetteroient donc cette paix, quand ils pèseroient leurs intérêts eux-mêmes que sera-ce quand ils les feront peser par leurs ministres, dont les intérêts sont toujours opposés à ceux du peuple, et presque toujours à ceux du prince? Les ministres ont besoin de la guerre pour se rendre nécessaires, pour jeter le prince dans des embarras dont il ne se puisse tirer sans eux, et pour perdre l'état, s'il le faut, plutôt que leur place; ils en ont besoin pour vexer le peuple sous prétexte des nécessités publiques; ils en ont

besoin pour placer leurs créatures, gagner sur les marchés, et faire en secret mille odieux monopoles; ils en ont besoin pour satisfaire leurs passions, et s'expulser mutuellement; ils en ont besoin pour s'emparer du prince en le tirant de la cour quand il s'y forme contre eux des intrigues dangereuses: ils perdroient toutes ces ressources par la paix perpétuelle. Et le public ne laisse pas de demander pourquoi, si ce projet est possible, ils ne l'ont pas adopté. Il ne voit pas qu'il n'y a rien d'impossible dans ce projet, sinon qu'il soit adopté par eux. Que feront-ils donc pour s'y opposer? ce qu'ils ont toujours fait; ils le tourneront en ridicule.

Il ne faut pas non plus croire avec l'abbé de SaintPierre que, même avec la bonne volonté que les princes ni leurs ministres n'auront jamais, il fût aisé de trouver un moment favorable à l'exécution de ce système; car il faudroit pour cela que la somme des intérêts particuliers ne l'emportât pas sur l'intérêt commun, et que chacun crût voir dans le bien de tous le plus grand bien qu'il peut espérer pour lui-même. Or, ceci demande un concours de sagesse dans tant de têtes, et un concours de rapports dans tant d'intérêts, qu'on ne doit guère espérer du hasard l'accord fortuit de toutes les circonstances nécessaires : cependant si cet accord n'a pas lieu, il n'y a que la force qui puisse y suppléer; et alors il n'est plus question de persuader, mais de contraindre, et il ne faut plus écrire des livres, mais lever des troupes.

Ainsi, quoique le projet fût très sage, les moyens de l'exécuter se sentoient de la simplicité de l'auteur.

Il s'imaginoit bonnement qu'il ne falloit qu'assembler un congrès, y proposer ses articles, qu'on les alloit signer, et que tout seroit fait. Convenons que, dans tous les projets de cet honnête homme, il voyoit assez bien l'effet des choses quand elles seroient établies, mais il jugeoit comme un enfant des moyens de les établir.

Je ne voudrois, pour prouver que le projet de la république chrétienne n'est pas chimérique, que nommer son premier auteur: car assurément Henri IV n'étoit pas fou, ni Sully visionnaire. L'abbé de Saint Pierre s'autorisoit de ces grands noms pour renouveler leur système. Mais quelle différence dans le temps, dans les circonstances, dans la proposition, dans la manière de la faire, et dans son auteur! Pour en juger, jetons un coup d'œil sur la situation générale des choses au moment choisi par Henri IV pour l'exécution de son projet.

La grandeur de Charles-Quint, qui régnoit sur une partie du monde et faisoit trembler l'autre, l'avoit fait aspirer à la monarchie universelle avec de grands moyens de succès et de grands talents pour les employer; son fils, plus riche et moins puissant, suivant sans relâche un projet qu'il n'étoit pas capable d'exéne laissa pas de donner à l'Europe des inquiétudes continuelles; et la maison d'Autriche avoit pris un tel ascendant sur les autres puissances, que nul prince ne régnoit en sûreté s'il n'étoit bien avec elle. Philippe III, moins habile encore que son père, hérita de toutes ses prétentions. L'effroi de la puissance espagnole tenoit encore l'Europe en respect, et l'Es

cuter,

pagne continuoit à dominer plutôt par l'habitude de commander que par le pouvoir de se faire obéir. En effet, la révolte des Pays-Bas, les armements contre l'Angleterre, les guerres civiles de France, avoient épuisé les forces d'Espagne et les trésors des Indes; la maison d'Autriche, partagée en deux branches, n'agissoit plus avec le même concert; et, quoique l'empereur s'efforçat de maintenir ou recouvrer en Allemagne l'autorité de Charles-Quint, il ne faisoit qu'aliéner les princes et fomenter des ligues qui ne tardèrent pas d'éclore et faillirent à le détrôner. Ainsi se préparoit de loin la décadence de la maison d'Autriche et le rétablissement de la liberté commune. Cependant nul n'osoit le premier hasarder de secouer le joug, et s'exposer seul à la guerre; l'exemple de Henri IV même, qui s'en étoit tiré si mal, ôtoit le courage à tous les autres. D'ailleurs, si l'on excepte le duc de Savoie, trop faible et trop subjugué pour rien entreprendre, il n'y avoit pas parmi tant de souverains un seul homme de tête en état de former et soutenir une entreprise; chacun attendoit du temps et des circonstances le moment de briser ses fers. Voilà quel étoit en gros l'état des choses quand Henri forma le plan de la république chrétienne, et se prépara à l'exécuter. Projet bien grand, bien admirable en lui-même, et dont je ne veux pas ternir l'honneur, mais qui, ayant pour raison secrète l'espoir d'abaisser un ennemi redoutable, recevoit de ce pressant motif une activité qu'il eût difficilement tirée de la seule utilité

commune.

Voyons maintenant quels moyens ce grand homme

avoit employés à préparer une si haute entreprise. Je compterois volontiers pour le premier d'en avoir bien vu toutes les difficultés; de telle sorte qu'ayant formé ce projet dès son enfance, il le médita toute sa vie, et réserva l'exécution pour sa vieillesse: conduite qui prouve premièrement ce desir ardent et soutenu qui seul, dans les choses difficiles, peut vaincre les grands obstacles; et, de plus, cette sagesse patiente et réfléchie qui s'aplanit les routes de longue main à force de prévoyance et de préparation. Car il y a bien de la différence entre les entreprises nécessaires dans lesquelles la prudence même veut qu'on donne quelque chose au hasard, et celles que le succès seul peut justifier, parcequ'ayant pu se passer de les faire on n'a dù les tenter qu'à coup sûr. Le profond secret qu'il garda toute sa vie, jusqu'au moment de l'exécution, étoit encore aussi essentiel que difficile dans une si grande affaire, où le concours de tant de gens étoit nécessaire, et que tant de gens avoient intérêt de traverser. Il paroît que, quoiqu'il eût mis la plus grande partie de l'Europe dans son parti, et qu'il fût ligué avec les plus puissants potentats, il n'eut jamais qu'un seul confident qui connût toute l'étendue de son plan; et, par un bonheur que le ciel n'accorda qu'au meilleur des rois, ce confident fut un ministre intégre. Mais sans que rien transpirât de ses grands desseins, tout marchoit en silence vers leur exécution. Deux fois Sully étoit allé à Londres; la partie étoit liée avec le roi Jacques, et le roi de Suéde étoit engagé de son côté: la ligue étoit conclue avec les protestants d'Allemagne : on étoit même sur des prin

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