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ces d'Italie, et tous concouroient au grand but sans pouvoir dire quel il étoit, comme les ouvriers qui travaillent séparément aux pièces d'une nouvelle machine dont ils ignorent la forme et l'usage. Qu'est-ce donc qui favorisoit ce mouvement général? Étoit-ce la paix perpétuelle, que nul ne prévoyoit et dont peu se seroient souciés? Étoit-ce l'intérêt public, qui n'est jamais celui de personne? L'abbé de Saint-Pierre eût pu l'espérer. Mais réellement chacun ne travailloit que dans la vue de son intérêt particulier, que Henri avoit eu le secret de leur montrer à tous sous une face très attrayante. Le roi d'Angleterre avoit à se délivrer des continuelles conspirations des catholiques de son royaume, toutes fomentées par l'Espagne. Il trouvoit de plus un grand avantage à l'affranchissement des Provinces-Unies, qui lui coûtoient beaucoup à soutenir, et le mettoient chaque jour à la veille d'une guerre qu'il redoutoit, ou à laquelle il aimoit mieux contribuer une fois avec tous les autres, afin de s'en délivrer pour toujours. Le roi de Suéde vouloit s'assurer de la Poméranie et mettre un pied dans l'Allemagne. L'électeur palatin, alors protestant et chef de la confession d'Ausbourg, avoit des vues sur la Bohême et entroit dans toutes celles du roi d'Angleterre. Les princes d'Allemagne avoient à réprimer les usurpations de la maison d'Autriche. Le duc de Savoie obtenoit Milan et la couronne de Lombardie, qu'il desiroit avec ardeur. Le pape même, fatigué de la tyrannie espagnole, étoit de la partie au moyen du royaume de Naples qu'on lui avoit promis. Les Hollandois, mieux payés que tous les autres, ga

gnoient l'assurance de leur liberté. Enfin, outre l'intérêt commun d'abaisser une puissance orgueilleuse qui vouloit dominer partout, chacun en avoit un particulier, très vif, très sensible, et qui n'étoit point balancé par la crainte de substituer un tyran à l'autre, puisqu'il étoit convenu que les conquêtes seroient partagées entre tous les alliés, excepté la France et l'Angleterre, qui ne pouvoient rien garder pour elles. C'en étoit assez pour calmer les plus inquiets sur l'ambition de Henri IV. Mais ce sage prince n'ignoroit pas qu'en ne se réservant rien par ce traité, il y gagnoit pourtant plus qu'aucun autre; car, sans rien ajouter à son patrimoine, il lui suffisoit de diviser celui du seul plus puissant que lui, pour devenir le plus puissant lui-même; et l'on voit très clairement qu'en prenant toutes les précautions qui pouvoient assurer le succès de l'entreprise, il ne négligeoit pas celles qui devoient lui donner la primauté dans le corps qu'il

vouloit instituer.

De plus, ses apprêts ne se bornoient point à former au-dehors des ligues redoutables, ni à contracter alliance avec ses voisins et ceux de son ennemi. En intéressant tant de peuples à l'abaissement du premier potentat de l'Europe, il n'oublioit pas de se mettre en état par lui-même de le devenir à son tour. Il employa quinze ans de paix à faire des préparatifs dignes de l'entreprise qu'il méditoit. Il remplit d'argent ses coffres, ses arsenaux d'artillerie, d'armes, de munitions; il ménagea de loin des ressources pour les besoins imprévus: mais il fit plus que tout cela sans doute en gouvernant sagement ses peuples, en déracinant in

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sensiblement toutes les semences de divisions, et en mettant un si bon ordre à ses finances, qu'elles pussent fournir à tout sans fouler ses sujets; de sorte que, tranquille au-dedans et redoutable au-dehors, il se vit en état d'armer et d'entretenir soixante mille hommes et vingt vaisseaux de guerre, de quitter son royaume sans y laisser la moindre source de désordre, et de faire la guerre durant six ans sans toucher à ses revenus ordinaires ni mettre un sou de nouvelles impositions.

A tant de préparatifs, ajoutez, pour la conduite de l'entreprise, le même zéle et la même prudence qui l'avoient formée, tant de la part de son ministre que de la sienne; enfin, à la tête des expéditions militaires, un capitaine tel que lui, tandis que son adversaire n'en avoit plus à lui opposer: et vous jugerez si rien de ce qui peut annoncer un heureux succès manquoit à l'espoir du sien. Sans avoir pénétré ses vues, l'Europe attentive à ses immenses préparatifs en attendoit l'effet avec une sorte de frayeur. Un léger prétexte alloit commencer cette grande révolution; une guerre, qui devoit être la dernière, préparoit une paix immortelle ; quand un événement dont l'horrible mystère doit augmenter l'effroi vint bannir à jamais le dernier espoir du monde. Le même coup qui trancha les jours de ce bon roi replongea l'Europe dans d'éternelles guerres qu'elle ne doit plus espérer de voir finir. Quoi qu'il en soit, voilà les moyens que Henri IV avoit rassemblés pour former le même établissement que l'abbé de Saint-Pierre prétendoit faire avec un livre.

Qu'on ne dise donc point que si son système n'a pas été adopté, c'est qu'il n'étoit pas bon: qu'on dise au contraire qu'il étoit trop bon pour être adopté; car le mal et les abus, dont tant de gens profitent, s'introduisent d'eux-mêmes. Mais ce qui est utile au public ne s'introduit guère que par la force, attendu que les intérêts particuliers y sont presque toujours opposés. Sans doute la paix perpétuelle est à présent un projet bien absurde; mais qu'on nous rende un Henri IV et un Sully, la paix perpétuelle redeviendra un projet raisonnable: ou plutôt admirons un si beau plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter; car cela ne peut se faire que par des moyens violents et redoutables à l'humanité.

On ne voit point de ligues fédératives s'établir autrement que par des révolutions: et, sur se principe, qui de nous oseroit dire si cette ligue européenne est à desirer ou à craindre? Elle feroit peut-être plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendroit pour des siècles.

POLYSYNODIE

DE

L'ABBÉ DE SAINT-PIERRE,

CHAPITRE I.

Nécessité, dans la monarchie, d'une forme de gouvernement subordonnée au prince.

Si les princes regardoient les fonctions du gouvernement comme des devoirs indispensables, les plus capables s'en trouveroient les plus surchargés; leurs travaux; comparés à leurs forces, leur paroîtroient toujours excessifs, et on les verroit aussi ardents à resserrer leurs états ou leurs droits qu'ils sont avides d'étendre les uns et les autres; et le poids de la couronne écraseroit bientôt la plus forte tête qui voudroit sérieusement la porter. Mais, loin d'envisager leur pouvoir par ce qu'il a de pénible et d'obligatoire, ils n'y voient que le plaisir de commander; et, comme le peuple n'est à leurs yeux que l'instrument de leurs fantaisies, plus ils ont de fantaisies à contenter, plus le besoin d'usurper augmente; et plus ils sont bornés et petits d'entendement, plus ils veulent être grands et puissants en autorité.

Cependant le plus absolu despotisme exige encore un travail pour se soutenir: quelques maximes qu'il

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