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centre de son monde, le grand intérêt de sa vie, celui auquel je ne dirai pas qu'elle sacrifiait tous les autres (elle ne sacrifiait personne qu'elle-même), mais auquel elle subordonnait tout. Il avait ses antipathies, ses aversions et même ses amertumes, que les Mémoires d'outretombe aujourd'hui déclarent assez. Elle tempérait et corrigeait tout cela. Comme elle était ingénieuse à le faire parler quand il se taisait, à supposer de lui des paroles aimables, bienveillantes pour les autres, qu'il lui avait dites sans doute tout à l'heure dans l'intimité, mais qu'il ne répétait pas toujours devant des témoins! Comme elle était coquette pour sa gloire! Comme elle réussissait parfois aussi à le rendre réellement gai, aimable, tout à fait content, éloquent, toutes choses qu'il était si aisément dès qu'il le voulait! Elle justifiait bien par sa douce influence auprès de lui le mot de Bernardin de Saint-Pierre: «Il y a dans la femme une gaieté légère qui dissipe la tristesse de l'homme. » Et ici à quelle tristesse elle avait affaire! tristesse que René avait apportée du ventre de sa mère, et qui s'augmentait en vieillissant! Jamais Mme de Maintenon ne s'ingénia à désennuyer Louis XIV autant que Mme Récamier pour M. de Chateaubriand. « J'ai toujours remarqué, disait Boileau en revenant de Versailles, que, quand la conversation ne roulait pas sur ses louanges, le Roi s'ennuyait d'abord, et était prêt ou à bâiller ou à s'en aller. » Tout grand poëte vieillissant est un peu Louis XIV sur ce point. Elle avait chaque jour mille inventions gracieuses pour lui renouveler et rafraîchir la louange. Elle lui ralliait de toutes parts des amis, des admirateurs nouveaux. Elle nous avait tous enchaînés aux pieds de sa statue avec une chaîne d'or.

Une personne d'un esprit aussi délicat que juste, et qui l'a bien connue, disait de Mme Récamier: «Elle a

dans le caractère ce que Shakspeare appelle milk of human kindness (le lait de la bonté humaine), une douceur tendre et compatissante. Elle voit les défauts de ses amis, mais elle les soigne en eux comme elle soignerait leurs infirmités physiques. » Elle était donc la sœur de Charité de leurs peines, de leurs faiblesses, et de leurs défauts.

un peu

Que dans ce procédé habituel il n'y eût quelques inconvénients à la longue, mêlés à un grand charme; que dans cet air si tiède et si calmant, en donnant aux esprits toute leur douceur et tout leur poli, elle ne les amollit un peu et ne les inclinât à la complaisance, je n'oserai le nier, d'autant plus que je crois l'avoir, peut-être, éprouvé moi-même. C'était certainement un salon, où non-seulement la politesse, mais la charité nuisait un peu à la vérité. Il y avait décidément des choses qu'elle ne voulait pas voir et qui pour elle n'existaient pas. Elle ne croyait pas au mal. Dans son innocence obstinée, je tiens à le faire sentir, elle avait gardé de l'enfance. Fautil s'en plaindre? Après tout, y aura-t-il encore un autre lieu dans la vie où l'on retrouve une bienveillance si réelle au sein d'une illusion si ornée et si embellie? Un moraliste amer, La Rochefoucauld, l'a dit : « On n'aurait guère de plaisir si on ne se flattait jamais. »

J'ai entendu des gens demander si Mme Récamier avait de l'esprit. Mais il me semble que nous le savons déjà. Elle avait au plus haut degré non cet esprit qui songe à briller pour lui-même, mais celui qui sent et met en valeur l'esprit des autres. Elle écrivait peu; elle avait pris de bonne heure cette habitude d'écrire le moins possible; mais ce peu était bien et d'un tour parfait. En causant, elle avait aussi le tour net et juste, l'expression à point. Dans ses souvenirs elle choisissait de préférence un trait fin, un mot aimable ou gai, une situation pi

quante, et négligeait le reste; elle se souvenait avec goût.

Elle écoutait avec séduction, ne laissant rien passer de ce qui était bien dans vos paroles sans témoigner qu'elle le sentit. Elle questionnait avec intérêt, et était tout entière à la réponse. Rien qu'à son sourire et à ses silences, on était intéressé à lui trouver de l'esprit en la quittant.

Quant à la jeunesse, à la beauté de son cœur, s'il a été donné à tous de l'apprécier, c'est à ceux qui en ont joui de plus près qu'il appartient surtout d'en parler un jour. Après la mort de M. Ballanche et de M. de Chateaubriand, quoiqu'elle eût encore M. Ampère, le duc de Noailles, et tant d'autres affections autour d'elle, elle ne fit plus que languir et achever de mourir. Elle expira le 11 mai 1849, dans sa soixante-douzième année. Cette personne unique, et dont la mémoire vivra autant que la société française, a été peinte avec bien de la grâce par Gérard dans sa fraîcheur de jeunesse. Son buste a été sculpté par Canova dans son idéal de beauté. Achille Deveria a tracé d'elle, le jour de sa mort, une esquisse fidèle qui exprime la souffrance et le repos.

Lundi 3 décembre 1849.

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE,

PÅR

M. THIERS.

Tome IXe

M. Thiers est entré dans la seconde moitié de son Histoire, dans celle où commencent à se manifester les fautes et les premiers revers de son héros. Sa méthode d'exposition, si développée et si lumineuse, ne nous dérobe rien des erreurs et de leurs conséquences; il en traite comme il avait fait précédemment pour les parties heureuses, et ne laisse rien dans l'ombre. Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l'abondance des documents, qu'elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l'historien et la contredire, ou du moins la contrôler. En un mot, une information si ample, puisée à des sources si directes, servie d'un langage si lucide et si étranger aux prestiges, constitue, chez l'historien qui traite un sujet contemporain, la plus rare comme la plus sûre des impartialités.

Napoléon est certes l'un des premiers en puissance et en qualité dans le premier ordre des hommes. C'est, je crois, Machiavel qui l'a dit : « Les hommes qui, par les lois et les institutions, ont formé les républiques et les

royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux. » Napoléon est l'un de ces mortels qui, par la grandeur des choses qu'ils conçoivent et qu'en partie ils exécutent, se placeraient aisément dans l'imagination primitive des peuples presque à côté des dieux. Pourtant, à le bien juger en réalité, et en m'en tenant à une lecture attentive de cette histoire même de M. Thiers, il me semble qu'il entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l'homme quelque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l'élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l'altérer. Quand il s'annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur; la civilisation, épuisée par d'affreuses luttes, était à l'une de ces crises où ce sauvage, qu'elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l'accabler. C'est alors qu'en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu'un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu'ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd'hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d'un autel. Napoléon fut un de ces hommes; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de l'abîme, et pour la rasseoir sur ses bases, n'avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l'y conserver. Son génie excessif aimait l'aventure. Législateur doublé d'un grand

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