Images de page
PDF
ePub

Aujourd'hui qu'elle est hors de cause et aux trois quarts établie, il se contente de ne pas la combattre; il la tolère. Le fort de sa spirituelle critique s'est concentré sur le dramatique, et c'est de ce côté qu'il bat les modernes. Battu lui-même sur un point, sur le lyrique, il n'en a rien dit, et il a mené vivement sa victoire sur l'autre aile. M. Saint-Marc Girardin a si souvent raison dans ses critiques contre les modernes, qu'il doit nous excuser de rappeler qu'il ne l'a pas eue toujours. Cela serait trop humiliant pour nous et pour tous, qu'il y eût un critique en ce temps-ci qui ait eu toujours raison. Le paysan d'Athènes ne le pardonnait pas à Aristide; je ne saurais le passer à M. Saint-Marc Girardin.

Je sais bien ce que l'homme d'esprit pourrait me répondre et ce qu'il a déjà répondu. Il empruntera ses paroles à Fénelon, qu'il aime tant à citer; il dira que ce n'est nullement la poésie lyrique en elle-même qu'il condamne, mais l'abus qu'on en fait, et le luxe d'images où elle se perd : « Un auteur qui a trop d'esprit, et qui en veut toujours avoir, disait Fénelon, lasse et épuise le mien je n'en veux point avoir tant. S'il en montrait moins, il me laisserait respirer et me ferait plus de plaisir : il me tient trop tendu; la lecture de ses vers me devient une étude. Tant d'éclairs m'éblouissent; je cherche une lumière douce qui soulage mes faibles yeux. Je demande un poëte aimable, proportionné au commun des hommes, qui fasse tout pour eux, et rien pour lui. Je veux un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d'abord tenté de croire qu'il l'aurait trouvé sans peine, quoique peu d'hommes soient capables de le trouver. Je préfère l'aimable au surprenant et au merveilleux... » Voilà ce que M. SaintMarc Girardin nous dira avec Fénelon; et il nous répondrait encore avec Voltaire, car je me plais à laisser

1

parler ces esprits excellents; toute la vraie rhétorique française, la rhétorique naturelle est comme éparse dans leurs écrits; il ne s'agit que de la recueillir. Je suppose donc que M. Saint-Marc Girardin, pour s'excuser de ne point paraître admirer le lyrique des modernes, nous répondrait encore par ces paroles de Voltaire, lesquelles s'accordent si bien avec celles de Fénelon : « Le grand art, ce me semble, est de passer du familier à l'héroïque, et de descendre avec des nuances délicates. Malheur à tout ouvrage de ce genre qui sera toujours sérieux, toujours grand! il ennuiera : ce ne sera qu'une déclamation. Il faut des peintures naïves; il faut de la variété; il faut du simple, de l'élevé, de l'agréable. Je ne dis pas que j'aie tout cela, mais je voudrais bien l'avoir; et celui qui y parviendra sera mon ami et mon maître. » On sent à ces derniers mots que c'est bien Voltaire qui parle, c'est-à-dire un poëte amoureux de son art, et qui, dans un moment d'admiration, serait capable d'applaudir même son rival, et de lui sauter au cou en l'embrassant. Or, le dirai-je? c'est ce mouvement propre au poëte que je ne sens jamais dans le spirituel critique. Anacréon dit quelque part qu'il y a un petit signe, un je ne sais quoi auquel on reconnaît les amants: ce je ne sais quoi manque à M. Saint-Marc Girardin à l'égard de la poésie pure, de la poésie lyrique.

Mais la poésie dramatique, celle qui présente les passions du cœur humain aux prises dans les diverses variétés sociales, celle-là il la recherche et il la goûte; il aime à en disserter, et il trouve à en dire les choses les plus ingénieuses et les moins prévues, qui n'en sont pas moins justes pour cela. Les deux volumes de son Cours, qui traitent de l'Usage des passions dans le drame, se composent d'une suite de chapitres plus curieux et plus variés les uns que les autres. Il fait dans son sujet des coupes

heureuses; il l'entame par des biais hardis et neufs, qui en montrent les veines prolongées. C'est ainsi que, prenant un à un les différents sentiments, les différentes passions qui peuvent servir de ressorts au drame, il nous en fait l'histoire chez les Grecs, chez les Latins, chez les modernes, avant et après le christianisme : «Chaque sentiment, dit-il, a son histoire, et cette histoire est curieuse, parce qu'elle est, pour ainsi dire, un abrégé de l'histoire de l'humanité. » M. de Chateaubriand avait, le premier chez nous, donné l'exemple de cette forme de critique; dans son Génie du Christianisme, qui est si loin d'être un bon ouvrage, mais qui a ouvert tant de vues, il choisit les sentiments principaux du cœur humain, les caractères de père, de mère, d'époux et d'épouse, et il en suit l'expression chez les anciens et chez les modernes, en s'attachant à démontrer la qualité morale supérieure que le christianisme y a introduite, et qui doit profiter, selon lui, à la poésie. Ce dernier point seul est contestable, et tient à tout un système. Il en résulte que les conclusions de M. de Chateaubriand sont plutôt en faveur des modernes; celles de M. SaintMarc Girardin sont presque toujours à leur désavantage. A cela près, le procédé est le même; mais l'homme d'esprit l'a fort développé et renouvelé en l'appliquant; il se l'est rendu tout à fait original et propre. L'échelle qu'il parcourt est des plus étendues, et comprend toutes les variétés poussées jusqu'au contraste dans le cours d'un même sentiment. Et, par exemple, il passera en un clin d'œil de l'OEdipe ou du Roi Lear à une scène du Père Goriot, ou encore d'un père noble de Térence à une parabole de l'Évangile. S'agit-il de peindre la lutte de l'homme contre le danger? il n'y a que la main, pour lui, d'Ulysse à Robinson; il se ressouvient de la tempête de saint Paul dans les Actes des Apôtres, et nous ramène

à l'incendie du Kent, vaisseau de la Compagnie des Indes, en 1825. Des réflexions morales, vives èt pénétrantes, sur la différence des temps et des civilisations, vierment animer et sauver ces brusques trajets: on n'est pas en risque de s'ennuyer un instant avec lui. Tandis que d'autres jouent sur les antithèses de mots, M. SaintMarc Girardin se plaît aux antithèses morales, et il en fait jaillir les aperçus. Sa critique, à cet égard, est pleine d'invention et de fertilité. Des parties tout à fait belles et sérieuses, comme lorsqu'il parle de l'antiquité grecque et des personnages d'Homère ou de Sophocle, ou encore lorsqu'il aborde cette autre antiquité chrétienne des Augustin et des Chrysostome, font voir le maître dans son élévation et sa gravité, et rachètent quelques abus.

Il y a de l'abus en effet. M. Saint-Marc Girardin est trop ennemi de la fadeur, pour ne pas nous permettre de sortir avec lui des termes d'un éloge continu. Si j'osais lui emprunter son propre langage ou du moins essayer de lui appliquer sa propre méthode pour le caractériser, voici comment je m'y prendrais. D'ordinaire, quand il veut triompher sur une ligne, en tacticien habile il choisit ses points. Il prend ses termes de comparaison chez les Grecs, chez les Latins, dans le siècle de Louis XIV; et enfin, quand il aboutit aux modernes, aux contemporains, il les bat, en les montrant inférieurs, malgré leur esprit, à ces maîtres plus naturels et plus graves. Or ici, dans la critique, voici ce qu'on pourrait lui dire, et ce que lui-même se dirait bien mieux que nous ne le pourrions, s'il voulait ajouter ce petit chapitre à tous les siens.

La critique chez les anciens, ferait-il remarquer, était elle-même grave et sérieuse. En critique comme en morale, les anciens ont trouvé toutes les grandes lois : les modernes n'ont fait le plus souvent que raffiner spiri

tuellement sur les détails. Quel plus exact et plus souverain classificateur qu'Aristote? C'est l'analyse et presque la loi littéraire dans sa perfection rigoureuse et son excellence. La critique, à ce degré, est devenue une magistrature, et ses arrêts ont pu sembler à quelquesuns une religion. Même dans la décadence de l'art, des rhéteurs tels que Longin (ou celui qu'on a désigné sous ce nom) ont une justesse sévère et d'admirables développements. La critique de détail, en ce qui concernait les moindres artifices de style et de diction, prenait chez les anciens une importance dont personne ne songeait à se railler. Le nom d'Aristarque, le maître en ce genre de sagacité grammaticale, est passé en circulation à l'état de type, et signifie l'oracle même du goût. Cette tradition respectueuse de la critique se retrouve tout entière chez les Latins. Dans l'intervalle des fonctions publiques, dans les courtes trêves des tempêtes civiles, Cicéron écrivait, sans croire déroger, des traités de rhétorique. Horace, dans ses vers, a résumé toute la substance et la fleur de l'ancienne critique; en vraie abeille qu'il est, il en a fait un miel aussi agréable que nourrissant. Lors même que la décadence du goût est déjà avancée, quand Tacite (ou tout autre) écrivait ce Dialogue des Orateurs, où toutes les opinions, mème celles des romantiques du temps, sont représentées, l'agrément et la raillerie ne nuisaient pas au sérieux; aucun système n'est sacrifié dans cet excellent dialogue, et chaque côté de la question est défendu tour à tour avec les meilleures raisons et les plus valables. Le nom de Quintilien suffit pour exprimer, dans l'ordre critique, le modèle du scrupuleux, du sérieux, de l'attentif, l'idée du jugement même. Que si l'on passe aux rhéteurs modernes, à ceux des bons et grands siècles, on descend de haut la critique, en ces belles époques,

:

« PrécédentContinuer »