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Mais ici je ne veux pas trop m'étendre, de peur de paraître toucher à la déclamation, en parlant de celle dont le principal mérite, au théâtre comme dans la vie, a été d'être la vérité, la nature, le contraire de la déclamation même. Ces simples mots résument le caractère de Mile Le Couvreur. En entendant, l'autre jour, le drame intéressant dans lequel la lutte du talent et du sentiment vrai contre le préjugé et l'orgueil social est si vivement représentée sous son nom, je me disais combien les choses ont changé depuis un siècle, combien la haute société ne mérite plus, à cet égard du moins, les mêmes reproches, et combien elle est peu en reste d'admiration et de procédés délicats envers tout talent supérieur. Bien certainement la grande actrice dans laquelle on a personnifié Me Le Couvreur, en récitant certains passages qui ont si peu leur application aujourd'hui, le sentait avec ce tact parfait qui la distingue, et se le disait bien mieux que moi.

A

Lundi 31 décembre 1849.

LE PÈRE LACORDAIRE ORATEUR.

Il y a quelque temps, je parlais de M. de Montalembert, en l'envisageant au point de vue du talent: aujourd'hui, je voudrais parler au même titre d'un autre orateur, diversement et non pas moins éloquent, qui a passé par plusieurs des mêmes phases, qui s'est aussi dégagé à temps de la voie étroite de l'École, et qui, depuis déjà quatorze ans, s'est créé dans la chaire une place singulière, originale, éclatante. L'éloquence de la chaire n'est pas sans avoir refleuri de nos jours, et l'on pourrait citer quelques noms modernes qui soutiennent avec honneur les traditions du passé : M. Lacordaire est plutôt de ceux qui relèvent et rehaussent la tradition que de ceux qui la soutiennent. Parmi ces orateurs de la chaire moderne, dont quelques-uns, dont l'un du moins (M. de Ravignan) pourrait lutter avec lui de chaleur vraie, de sympathie et d'onction, il n'en est aucun qui, par la hardiesse des vues et l'essor des idées, par la nouveauté et souvent le bonheur de l'expression, par la vivacité et l'imprévu des mouvements, par l'éclat et l'ardeur de la parole, par l'imagination et même la poésie qui s'y mêlent, puisse se comparer au Père Lacordaire. Il est assurément le prédicateur de nos jours qui, aux yeux de ceux qui observent et admirent plus encore qu'ils ne croient, se montre à la plus grande hauteur de

talent. J'essaierai de marquer ici quelques traits de sa

manière.

J'ai eu l'honneur de connaître beaucoup autrefois l'abbé Lacordaire; je ne l'ai jamais revu ni entendu depuis sans être touché de sa parole, sans être pénétré de son accent. Je voudrais aujourd'hui concilier tout ce que je dois à ces souvenirs et aux sentiments de respect que je lui ai voués, avec l'indépendance du critique, au moins du critique littéraire; car ici, en parlant de ces hommes qu'il y aurait lieu d'étudier sous tant d'autres aspects, je ne suis et ne veux être que cela.

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Il existe sur M. Lacordaire une notice exacte et trèsbien faite, écrite par un de ses amis d'enfance, M. Lorain; je n'ai pas l'intention d'y ajouter ni d'y suppléer. Je dirai seulement qu'il est né en mai 1802, au bourg de Receysur-Ource (Côte-d'Or), à cinq lieues de Châtillon-surSeine. Son père, médecin, était venu se fixer là, après avoir fait une campagne dans la guerre d'Amérique sous Rochambeau; homme de bien et d'honneur, il a laissé dans le pays des souvenirs que quarante années écoulées depuis ont à peine effacés. Sa mère, de famille dijonnaise, fille d'un greffier au parlement de Bourgogne, était de ces personnes fortes et simples qui suffisent à tous les devoirs. Elle eut quatre fils, et perdit son mari étant enceinte du quatrième. Ces quatre fils vivent. Le plus jeune est capitaine de cavalerie, un autre architecte et ingénieur. L'aîné, dont on a lu des écrits dans la Revue des Deux Mondes, est, depuis plusieurs années, professeur d'histoire naturelle à l'université de Liége; il a voyagé quatre fois dans l'Amérique du Sud, et compte en première ligne parmi les entomologistes les plus distingués de notre temps, esprit net, investigateur patient, observateur précis et sévère. Le second des quatre fils était le futur dominicain. Je n'ai pas voulu omettre ces

premières circonstances; car il n'est pas indifférent, selon moi, même pour les futures convictions et croyances, d'être sorti d'une race solide et saine, d'une race intègre et pure. Quand, sur un fonds d'organisation héréditaire aussi ferme et aussi nettement tracé, un talent singulier vient à se poser et à éclore, quand un grand don de gloire vient à éclater, quand l'éloquence, par exemple, la parole de feu descend, elle trouve de quoi la porter et l'encadrer : c'est comme l'encens qui d'avance a son autel, c'est comme l'holocauste qui s'allume sur le rocher.

Le jeune Henri Lacordaire fit ses études au lycée de Dijon, de 1810 à 1819. Dans cette patrie de Bossuet, en vue de la colline où naquit saint Bernard, il ne songeait pas encore qu'il aurait un jour affaire à ces grands noms, et qu'il briguerait son rang dans leur descendance. Seulement, sans se donner trop de peine, il remportait tous les prix à la fin de l'année; il avait sa tragédie sur le chantier, comme tout bon rhétoricien ; il jouait des scènes d'Iphigénie avec un de ses camarades, aujourd'hui professeur de droit à Dijon, tous deux (l'Achille et l'Agamemnon) habillés en fantassins de ligne, et y allant bon jeu, bon argent. Le sentiment patriotique était très-vif en lui; il souffrait douloureusement des blessures de la France et des désastres qui marquèrent la chute de l'Empire. Devenu étudiant en droit, toujours à Dijon, il commença à se distinguer par un talent réel de parole dans des conférences qu'avaient établies entre eux les étudiants et de jeunes avocats. Il mêlait à tout cela des vers, quelques-uns même, dit-on, assez plaisants.

Son droit fini, il vint faire à Paris son stage, vers 1822. Il commençait à plaider, et avec succès. Mais, bien qu'il domptât cette matière ingrate, elle ne le satisfaisait pas. Sa parole s'y exerçait et y faisait sa gymnastique; mais

elle n'y trouvait pas à s'étendre et à déployer ses ailes. Il était malade du mal du temps, du mal de la jeunesse d'alors; il pleurait sans cause comme René; il disait : Je suis rassasié de tout sans avoir rien connu. Son énergie refoulée l'étouffait. « A vingt-cinq ans, il l'a remarqué, une âme généreuse ne cherche qu'à donner sa vie. Elle ne demande au Ciel et à la terre qu'une grande cause à servir par un grand dévouement; l'amour y surabonde avec la force..» Il était alors voltairien comme sa génération, déiste, non pas sceptique et indifférent, remarquons-le bien : même quand il ne croyait pas, la forme de sa pensée était toujours nette et tranchée. Il est de cette race d'esprits faits pour la certitude, pour croire ou tout au moins pour conclure, de ces esprits droits, fermes et décidés, qui tendent au résultat. Je ne crois pas me tromper en disant que telle est la forme primitive d'esprit dans sa famille. Il y joignait un cœur tout jeune, conservé dans sa fraîcheur et sa plénitude, un cœur qui n'avait pas dépensé son trésor, une faculté puissante et un souffle de parole ardente qui cherchait son jour et qui ne le trouvait pas. Rien de ce qui l'entourait ne le remplissait. Dans sa petite chambre d'avocat stagiaire, il était occupé en apparence à rédiger des mémoires et à compulser des dossiers, mais il vivait dans l'orage de l'esprit. C'est alors, vers 1824, qu'une grande et brusque révolution se fit en lui; ses amis, sa famille apprirent tout à coup qu'il renonçait au barreau, et qu'il était entré à Saint-Sulpice.

Ces conversions qui semblent brusques sont toujours devancées par d'intimes mouvements qui les préparent. Depuis quelque temps, M. Lacordaire s'était fait le raisonnement que voici : La société, à mes yeux, est nécessaire; de plus, le Christianisme est nécessaire à la société ; il est seul propre à la maintenir, à la perfec

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