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ce bonhomme eut le courage de demeurer académicien, et s'éteignit dans Rotterdam, au bout d'une phrase élégante encore, mais méprisée. »

Ici, me permettra-t-il de lui représenter qu'il est injuste? Érasme, si élégant écrivain qu'il fût, n'était pas du tout un académicien dans le sens où l'entend l'orateur; il était de ceux qui aiment les Lettres, mais non la phrase. Vous en faites un Balzac ridicule; Érasme n'était qu'un Voltaire modéré, un Fontenelle au goût littéraire plus sain, le précurseur de Rabelais sans ivresse, un sage qui, venu trop tôt et placé entre des partis extrêmes dont il ne pouvait épouser aucun, demandait la permission de rester neutre. « Parce qu'Érasme, nous dit Bayle, n'embrassa point la réformation de Luther et qu'il condamna cependant beaucoup de choses qui se pratiquaient dans le papisme, il s'est attiré mille injures, tant de la part des catholiques que de la part des protestants. » Faut-il qu'il encoure aujourd'hui la même destinée? Je laisse à cette grande renommée d'Érasme la gloire de la science et de l'esprit, mais je ne cesserai jamais de revendiquer sous ce nom le droit du bon sens fin et mitigé, de la raison qui regarde, qui observe, qui choisit, qui ne veut point paraître croire plus qu'elle ne croit; en un mot, je ne cesserai jamais, en face des philosophies altières et devant la foi même armée du talent, de stipuler le droit, je ne dis pas des tièdes, mais des neutres.

Lundi 7 janvier 1850.

MÉMOIRES

DE

PHILIPPE DE COMMYNES,

NOUVELLE ÉDITION

PUBLIÉE PAR MADEMOISELLE DUPONT.

(3 vol. in-80.)

Philippe de Commynes est, en date, le premier écrivain vraiment moderne. Les lecteurs même qui ne voudraient pas remonter bien haut, ni se jeter dans la curiosité érudite, ceux qui ne voudraient se composer qu'une petite bibliothèque française toute moderne ne sauraient se dispenser d'y admettre et Montaigne et Commynes. Ce sont des hommes qui ont nos idées et qui les ont dans la mesure et dans le sens où il nous serait bon de les avoir, qui entendent le monde, la société, particulièrement l'art d'y vivre et de s'y conduire, comme nous serions trop heureux de l'entendre encore aujourd'hui; des têtes saines, judicieuses, munies d'un sens fin et sûr, riches d'une expérience moins amère que profitable et consolante, et comme savoureuse. Ce sont des conseillers et des causeurs bons à écouter après trois ou quatre siècles comme au premier jour; Montaigne sur tous les sujets et à toutes les heures, Commynes sur les affaires d'État, sur le ressort et le secret des grandes choses, sur ce qu'on nommerait dès lors les

intérêts politiques modernes, sur tant de mobiles qui menaient les hommes de son temps, et qui n'ont pas cessé de mener ceux du nôtre. Ce qui semble naïveté chez eux n'est qu'une grâce et une fleur de langage qui orne leur maturité, et d'où leur expérience, si consommée qu'elle soit, prend à nos yeux je ne sais quel air de nouveauté précoce, qui la rend agréable et piquante, et qui l'insinue. On se figure volontiers la sagesse en cheveux blancs et la prudence en cheveux gris; ici, elles se montrent plutôt avec un sourire, avec un parler jeune et plein de fraîcheur.

L'Édition que j'annonce est une occasion toute naturelle de relire Commynes. Cette Edition, publiée sous les auspices de la Société de l'Histoire de France, n'est pas seulement meilleure que celle qu'on possédait jusqu'ici, elle est la seule tout à fait bonne, digne d'être réputée classique et pour le texte que l'éditeur a restitué d'après une comparaison attentive des manuscrits, et pour les noms propres dont un grand nombre avaient été défigurés et qu'il a fallu rétablir, et pour les notes exactes et sobres qui éclaircissent les endroits essentiels, enfin pour la biographie de Commynes lui-même, laquelle se trouve pour la première fois complétée et éclaircie dans ses points les plus importants. La reconnaissance augmente quand on pense que tant de bons offices, dont l'éminent historien est l'objet, sont dus à une femme. L'Académie des Inscriptions a reconnu ce mérite solide et modeste en décernant à Mile Dupont la première médaille dans la série des travaux concernant les antiquités de la France. Les lecteurs, qui liront désormais Commynes avec plus de plaisir et de facilité, y mêleront un sentiment d'estime pour l'excellent éditeur.

« Au saillir de l'enfance, dit Commynes (nous dirions

aujourd'hui moins gaiement au sortir de l'enfance), et en l'âge de pouvoir monter à cheval, je fus amené à Lille devers le duc Charles de Bourgogne. » Voilà Commynes, âgé d'environ dix-sept ans, qui met le pied à l'étrier et qui entre d'emblée à l'école du monde. Il avait été jusque-là assez négligemment élevé par un tuteur, ne savait ni grec ni latin, ce qu'il regrettait plus tard; mais nous ne le regrettons ni pour lui ni pour nous : il eut moins à faire pour se débarrasser de la rhétorique pédantesque de son temps. Quand il écrivait ses Mémoires dans sa retraite, il les adressait à un de ses amis, archevêque de Vienne, et il a l'air d'espérer que cet ami, ancien aumônier de Louis XI, et, de plus, savant médecin et astrologue, ne les lui a demandés que pour les mettre ensuite en latin et en composer quelque œuvre considérable. Cet espoir de Commynes que son livre pourra être mis en langue latine, ressemble presque à une plaisanterie, et peut passer pour une simple politesse. Quoi qu'il en soit, son récit, d'autant moins ambitieux qu'il ne le donnait qu'à titre de matériaux, est resté l'histoire définitive de ce temps, un monument de naïveté, de vérité et de finesse; l'histoire politique en France date de là.

Avant de passer au service de Louis XI, Commynes était donc attaché à l'héritier de Bourgogne, au prince qui allait être Charles le Téméraire. Louis XI, en montant sur le trône, avait soulevé toutes les méfiances de la noblesse, qui sentait d'instinct qu'elle avait affaire à un prince non chevaleresque. Ces ambitions féodales se liguèrent et s'armèrent; on appelait cela la Ligue du bien public; et tous ces grands vassaux, ces seigneurs vinrent livrer bataille au nouveau roi à quelques lieues de sa capitale, au bas de la colline de Montlhéri (1465). C'est la première bataille à laquelle assista Commynes,

et rien n'est piquant comme le récit qu'il en fait. Jamais homme ne fut moins dupe de l'apparence militaire, et ne se laissa moins prendre à la montre. Cette armée de Bourgogne dont il est alors, et qui se présente avec tant de faste, ne lui paraît, de près, se composer que de gens mal armés, maladroits, rouillés par une longue paix de trente ans. On devine que la décadence est trèsavancée, et qu'au premier choc sérieux viendra la ruine. Environ un siècle auparavant, Froissart, le dernier des historiens du moyen-âge et le plus brillant, décrivait la bataille de Poitiers (1356) dans un récit tout à fait épique et grandiose. Rien n'est plus largement présenté, plus clair, plus circonstancié que cette bataille de Froissart, mieux suivi dans les moindres épisodes en même temps que nettement posé dans l'ensemble, et couronné par une scène tout héroïque. On suit à la fois distinctement le plan général comme dans une relation moderne, et chaque duel singulier comme dans un combat de l'Iliade. Si Commynes, en racontant la bataille de Montlhéri, avait voulu faire la parodie de celle de Poitiers, il ne s'y serait pas pris autrement. La bataille, ici, s'engage tout de travers, au rebours du plan projeté et du sens commun. Charles, posté à Longjumeau, place le connétable de Saint-Pol à Montlhéri, et veut combattre à Longjumeau; Louis XI veut éluder le combat c'est le contraire qui arrive. Des deux côtés sont des traîtres, ou du moins des gens qui se ménagent à double fin, Saint-Pol du côté de Bourgogne, Brézé du côté du roi, et ces faux chevaliers figurent au premier plan. Au moment où le combat s'engage devant MontIhéri, les Bourguignons font précisément l'inverse de ce qu'on avait décidé dans le Conseil. Les gens du roi étaient retranchés au pied du château derrière une haie et un fossé; il s'agissait de les débusquer avec des ar

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