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Lundi 24 janvier 1850.

DES LECTURES PUBLIQUES DU SOIR,

DE CE QU'Elles sont

ET DE CE QU'ELLES POURRAIENT ÊTRE.

On a eu l'idée, dans un moment où il venait des idées de bien des sortes et qui toutes n'étaient pas aussi louables, d'établir dans les divers quartiers de Paris des Lectures du soir publiques, à l'usage des classes laborieuses, de ceux qui, occupés tout le jour, n'ont qu'une heure ou deux dont ils puissent disposer après leur travail. Ces Lectures, dans lesquelles devait entrer le moins de critique possible, le strict nécessaire seulement en fait de commentaires, et où l'on devait surtout éviter de paraître professer, avaient pour objet de répandre le goût des choses de l'esprit, de faire connaître par extraits les chefs-d'œuvre de notre littérature, et d'instruire insensiblement les auditeurs en les amusant. Une lecture bien faite d'un beau morceau d'éloquence ou d'une pièce de théâtre est une sorte de représentation au petit pied, une réduction, à la portée de tous, de l'action oratoire ou de la déclamation dramatique, et qui, tout en les rapprochant du ton habituel, en laisse encore subsister l'effet. C'est un peu ce qu'est le dessin, la lithographie par rapport au tableau. Ces Lectures du soir ont eu déjà de l'effet et un certain succès; elles sont loin pourtant d'avoir atteint tout le développement dont elles

seraient susceptibles et qu'elles méritent. Elles ont eu à passer jusqu'ici par plusieurs régimes de ministères, qui peut-être ne leur étaient pas tous également favorables. Il leur était resté, de la date de leur naissance, je ne sais quelle tache originelle. On avait eu tant d'horreur et de dégoût des clubs, que la prévention d'abord a pu s'étendre, par une association injuste, sur ce qui y ressemblait le moins, et qui était bien plutôt propre à en guérir. Il serait temps, aujourd'hui que l'expérience a suffisamment parlé, et que les hommes de mérite qui se sont chargés par pur zèle de ces humbles Lectures ont assez montré dans quel sens utile et désintéressé ils les conçoivent, que de son côté aussi le public a montré dans quel esprit de bienséance et d'attention il les vient. chercher, il serait temps, je crois, de donner à cette forme d'enseignement la consistance, l'ensemble, l'organisation enfin qui peut, seule, en assurer le plein effet et la durée. Une telle institution bien comprise est plus qu'aucune autre selon l'esprit de la société actuelle, aux yeux de quiconque accepte franchement celle-ci et la veut dans sa marche modérée et régulière.

J'ai donc passé mes soirées de cette semaine à entendre quelques-unes de ces Lectures qui ont recommencé à l'entrée de l'hiver. J'ai entendu au lycée Charlemagne M. Just Olivier lire quelques pages de J.-J. Rousseau, deux actes de l'École des Maris de Molière, et mettre en goût son auditoire; au Palais-Royal (vestibule de Nemours), le docteur Lemaout faire sentir et presque applaudir la comédie des Deux Gendres d'Étienne; au Conservatoire de musique, M. Émile Souvestre, dans un cadre plus élargi, donner en une même soirée, en les environnant des explications à la fois utiles et fines, la Bataille des Franks, tirée des Martyrs de Chateaubriand, et, par contraste, la gaie comédie du

Grondeur de Brueys et Palaprat. Il y a deux autres lecteurs encore, M. Dubois d'Avesnes et M. Henri Trianon, que j'ai le regret de n'avoir pu aller écouter. Ce que j'ai entendu a suffi toutefois pour m'édifier sur l'état présent des choses. J'ai causé d'ailleurs avec quelques-uns de ces hommes distingués qui s'honorent du simple titre de lecteurs, et, à mon tour, je me permettrai de discourir un peu sur ce sujet, en soumettant mes idées aux leurs et en me hâtant de reconnaître que je leur emprunte beaucoup à eux-mêmes dans ce que je vais exprimer.

Ce qu'il y a de particulier à ce genre d'enseignement indirect, c'est d'être une lecture et non une leçon; c'est que le maître ne paraisse point, qu'il n'y ait point de maître à proprement parler, mais un guide qui devance à peine et fasse avec vous les mêmes pas. « Il ne s'agit point, disait le Programme primitif, de faire un Cours de littérature ni une rhétorique française, ni des leçons d'esthétique, mais simplement une série de lectures. Une lecture bien faite porte son commentaire avec soi. » Cette dernière observation est vraie, moyennant quelque amendement toutefois. J'admets très-bien la limite établie entre la lecture et la leçon; je crois pourtant qu'on peut aller assez loin en explications, en commentaires, sans que la lecture cesse d'en être une. Le commentaire est dans le ton sans doute, mais pourquoi ne serait-il pas aussi dans une parenthèse rapide, jetée en courant, qui n'interrompt rien et qui accélère l'intelligence?

J'irai plus loin, et, d'après ma très-courte expérience de professeur, voici ce qui m'a semblé. Suivant moi, à part les Cours tout à fait supérieurs et savants, tels que je me figure ceux du Collège de France ou des Facultés, les leçons de littérature, pour être utiles et remplir leur véritable objet, doivent se composer en

grande partie de lectures, d'extraits abondants, faits avec choix, et plus ou moins commentés. Quand vous avez à parler d'un auteur, commencez par le lire vousmême attentivement, notez les endroits caractéristiques, prenez bien vos points, et venez ensuite lire et dérouler des pages habilement rapprochées de cet auteur, qui va ainsi, moyennant une très-légère intervention de votre part, se traduire et se peindre lui-même dans l'esprit de vos auditeurs. L'accent qui insiste, qui souligne, pour ainsi dire, en lisant; quelques remarques courantes, et comme marginales, qui se glissent dans la lecture, et s'en distinguent par un autre ton; quelques rapprochements indiqués comme du doigt, suffiront pour mettre l'auditeur à même de bien saisir la veine principale et de se former une impression. C'est ainsi qu'il vous suivra avec une honnête liberté, et qu'il tirera la conclusion en même temps que vous, sans croire accepter l'autorité d'un maître, sans l'accepter en effet, et en se faisant par lui-même une idée distincte de l'auteur en question. On ne peut tout lire, sans doute, de chaque auteur; il n'est besoin que d'en lire assez pour bien marquer le sens de sa manière et donner, à l'auditeur qui sort de là, l'envie d'en savoir plus en recourant à l'original: mais il faut, à la rigueur, lui en avoir déjà offert et servi un assez ample choix, pour que, même sans aller s'informer au delà, il en garde un souvenir propre, et qu'il attache à chaque nom connu une idée précise. L'art de la critique, en un mot, dans son sens le plus pratique et le plus vulgaire, consiste à savoir lire judicieusement les auteurs, et à apprendre aux autres à les lire de même, en leur épargnant les tâtonnements et en leur dégageant le chemin.

Cela étant vrai, même des leçons, je ne pense pas qu'il y ait à établir au fond une différence si essentielle

entre la leçon et la lecture. Seulement, il convient que celle-ci, tout en revenant finalement au même, n'ait jamais l'air d'être une leçon. Voilà le point délicat où il faut se tenir.

Dans le cas présent, on a affaire à des intelligences neuves, non pas molles et tendres comme celles des enfants, à des intelligences en général droites, saines, bien qu'en partie atteintes déjà par les courants déclamatoires qui sont dans l'air du siècle, à des intelligences mâles et un peu rudes, peu maniables de prime-abord, et qui deviendraient aisément méfiantes, ombrageuses, qui se cabreraient certainement si on voulait leur imposer. Le grand art est de les ménager, de ne point prétendre leur dicter à l'avance les impressions qui doivent résulter simplement de ce qu'on leur présente. Il faut d'abord les later, comme dirait Montaigne, les essayer longtemps, les laisser courir devant soi dans la liberté de leur allure. Un lecteur qui a fait ses preuves, qui leur a bien montré qu'il n'a aucun parti pris, aucune arrière-pensée autre que celle de leur amélioration intellectuelle, et qui a su par là s'acquérir du crédit sur son auditoire, un tel lecteur pourra naturellement beaucoup plus que celui qui est au début. S'il est une fois tout à fait établi et ancré dans la confiance, en étroite et complète sympathie avec son public, il pourra beaucoup sans effaroucher jamais et sans paraître empiéter en rien.

Pour les explications, en tout cas, et même en les réduisant à ce qu'elles ont de moindre, le lecteur ne saurait se dispenser, par un préambule, de mettre l'auditoire au point de vue, de faire connaître en peu de mots l'auteur dont il va lire quelque chose, de montrer cet auteur en place dans son siècle, et d'amener tellement, pour ainsi dire, les deux parties en présence, que

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