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plus encore que vous. Un jour, dans une traversée à bord d'un vaisseau, un Grec, homme du peuple, écoutait depuis longtemps des gens instruits, des sages, causer des choses de l'esprit : tout à coup il se précipita dans la mer. On parvint à le sauver, et on lui demanda pourquoi il avait voulu se noyer; il répondit que c'était de désespoir d'avoir entrevu de si belles choses, et de sentir qu'il en était exclu par son ignorance.» On leur dirait: «Tout Grec libre savait écrire. Après la prise de Corinthe, le général romain, pour distinguer les enfants de condition libre d'avec les autres, ordonna à chacun d'eux de tracer quelques mots. L'un de ces enfants écrivit aussitôt ces vers d'Homère, dans lesquels Ulysse regrette de n'être point mort sur le champ de bataille et de survivre aux héros ses compatriotes: Trois et quatre fois heureux ceux qui sont morts en combattant dans les champs d'Ilion!... Cet enfant, le jour de la ruine de sa patrie, écrivit ces vers sous les yeux du vainqueur, et le fier Romain ne put retenir une larme.» On leur dirait : « Les Grecs aimaient tant la poésie, qu'elle adoucissait même les guerres, chez eux si cruelles. Les Athéniens, vaincus en Sicile, rachetaient leur vie, leur liberté, ou ils obtenaient des vivres dans les campagnes, en récitant des vers du grand poëte Euripide, dont les Siciliens étaient, avant tout, épris. Revenus à Athènes, ces soldats délivrés allaient trouver le poëte et le remerciaient avec transport de leur avoir - sauvé la vie. Ce même Euripide sauva sa patrie en un jour de malheur. Athènes était prise par Lysandre, et les plus terribles résolutions allaient prévaloir dans le Conseil des alliés; il s'agissait de raser la cité de Minerve. Mais voilà que, dans un banquet, quelqu'un des convives s'avise de chanter un des plus beaux chœurs d'Euripide, et aussitôt tous ces vainqueurs farouches se

sentent le cœur brisé, et il leur parut que ce serait un crime d'exterminer une cité qui avait produit de tels hommes. » Voilà ce qu'on trouverait à chaque page dans Plutarque, et il fournirait, à lui seul, de quoi rendre vivante et sensible par des exemples toute l'antiquité dont on aurait besoin. On arriverait même, j'en suis sûr, en sachant s'y prendre, à faire pleurer avec le Priam d'Homère, et à faire applaudir Démosthène.

Pour nous borner et en revenir au fait présent, les Lectures publiques existent à Paris, elles ont commencé dans des circonstances, ce semble, défavorables; elles en ont triomphé. Elles n'ont eu jusqu'ici aucun inconvénient, et elles présentent déjà de bons résultats, qui ne sont qu'une promesse de ce qu'on pourrait en attendre. C'est un germe qui, évidemment, ne demande qu'à vivre. On me dit que les hommes éclairés du ressort de qui elles dépendent à l'Instruction publique songent à les développer et à les perfectionner. On ne serait pas éloigné, ajoute-t-on, de l'idée de les concentrer en un seul lieu, afin d'obtenir un résultat plus saillant. Si tel était le projet en effet, je crois que ce serait une faute. On aurait ainsi plus de façade et moins de fond. N'imitons pas les Gouvernements qui ont précédé et qui trop souvent, ayant bâti une façade spécieuse, s'en tenaient là, la montraient aux Chambres et croyaient avoir tout fait. Les lieux assignés aux Lectures sont un point très-important, et qui peut influer non-seulement sur leur succès, mais sur leur caractère. Il convient de ne pas trop aller chercher les ouvriers chez eux, dans leur quartier (ils n'aiment pas cela), et aussi de ne pas trop les en éloigner. Le Palais-Royal est un lieu commode; mais il ne saurait être unique sans inconvénient. Il offre dans son public trop de hasard, trop de mélange et de rencontre. Quatre ou cinq autres lieux sont

absolument nécessaires. Le Conservatoire de musique est très-bien choisi. L'École de médecine est un bon centre également. Je n'ai pas à discuter ces détails, mais le choix des lieux est de toute importance. Les directeurs des établissements publics mettent souvent peu de bonne volonté à accueillir les Lectures; c'est au Gouvernement, de qui ils dépendent, de vaincre ces résistances peu libérales (1).

Il y a un symptôme général à constater, et dont on serait coupable de ne pas tenir compte: l'esprit de la classe ouvrière à Paris s'améliore. Si l'on me demande ce que j'entends par ce mot, je répondrai que j'entends cette amélioration dans un sens qui ne saurait être contesté par les honnêtes gens d'aucun parti et d'aucune nuance d'opinion. S'améliorer, pour la classe laborieuse, ce n'est pas, selon moi, avoir telle ou telle idée politique, incliner vers tel ou tel point de vue social (j'admets à cet égard bien des dissidences), c'est tout simplement comprendre qu'on s'est trompé en comptant sur d'autres voies que celle du travail régulier; c'est rentrer dans cette voie en désirant tout ce qui peut la raffermir et la féconder. Quand la majeure partie d'une population en est là, et que les violents sont avertis peu peu de s'isoler de la masse et de s'en séparer, je dis que la masse s'améliore, et c'est le moment pour les politiques prévoyants d'agir sur elle par des moyens honnêtes, moraux, sympathiques. Les Lectures du soir, dans leur cadre modeste, sont tout cela. Les hommes

à

(1) La convenance des heures n'est pas moins importante que le choix des lieux. Ainsi, il est regrettable qu'au lycée Charlemagne M. Just Olivier soit réduit à commencer à sept heures du soir, c'est-à-dire à une heure où les ouvriers ont à peine fini leur journée. La meilleure heure est le soir, de huit à neuf heures un quart.

distingués qui se sont dévoués jusqu'ici, par goût et par zèle, à ces fonctions tout à fait gratuites, font certainement une œuvre bien estimable; mais il y a quelque chose qui l'est encore plus (ils m'excuseront de le penser, et ils l'ont pensé avant moi), c'est de voir, comme cela a lieu au Conservatoire, des ouvriers, leur journée finie, s'en venir de Passy ou de Neuilly pour assister, Â huit heures du soir, à une lecture littéraire. Il y a là une disposition morale digne d'estime et presque de respect, et qu'on serait coupable de ne pas favoriser et servir, quand elle vient s'offrir d'elle-même.

J'ai vu un temps où nous étions loin de songer à ces choses; c'était le beau temps des Athénées, des Cénacles, des réunions littéraires choisies, entre soi, à huis clos. On lisait pour inscription sur la porte du sanctuaire: Odi profanum vulgus! Loin d'ici les profanes! Le règne de ces théories délicieuses, de ces jouissances raffinées de l'esprit et de l'amour-propre, est passé. Il faut aborder franchement l'œuvre nouvelle, pénible, compter dorénavant avec tous, tirer du bon sens de tous ce qu'il renferme de mieux, de plus applicable aux nobles sujets, vulgariser les belles choses, sembler même les rabaisser un peu, pour mieux élever jusqu'à elles le niveau commun. C'est à ce prix seulement qu'on se montrera tout à fait digne de les aimer en ellesmêmes et de les comprendre; car c'est le seul moyen de les sauver désormais et d'en assurer à quelque degré la tradition, que d'y faire entrer plus ou moins chacun et de les placer sous la sauvegarde universelle.

Lundi 28 janvier 1850.

POÉSIES NOUVELLES

DE

M. ALFRED DE MUSSET.

(Bibliothèque Charpentier, 1850.)

Il doit paraître dans très-peu de jours un Recueil des poésies nouvelles que M. Alfred de Musset a écrites depuis 1840 jusqu'en 1849; son précédent Recueil, si charmant, ne comprenait que les poésies faites jusqu'en 1840. Bon nombre de pièces lyriques ou autres (chansons, sonnets, épîtres) ont été publiées depuis dans la Revue des Deux Mondes et ailleurs: ce sont celles qu'on vient de recueillir, en y ajoutant quelques morceaux inédits. J'y trouve un prétexte dont, après tout, je n'aurais pas besoin pour venir parler de M. Alfred de Musset, et pour apprécier, non plus en détail, mais dans son ensemble et dans ses traits généraux, le caractère de son talent, le rang qu'il tient dans notre poésie, et l'influence qu'il y a exercée.

Il y a dix ans environ, M. de Musset adressait à M. de Lamartine une Lettre en vers, dans laquelle il se tournait pour la première fois vers ce prince des poëtes du temps, et lui faisait, à son tour, cette sorte de déclaration publique et directe que le chantre d'Elvire était accoutumé dès longtemps à recevoir de quiconque entrait dans la carrière, mais que M. de Musset, narguant l'é

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