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et des effets y paraîtra trop tendu. L'auteur, à chaque crise décisive, ne se contente pas de l'expliquer, il déclare qu'elle n'aurait pu se passer autrement. Il lui est habituel de dire : « Il était trop tôt... il était trop tard... Dieu commençait seulement à exercer ses justices et à donner ses leçons (page 31). » Qu'en savezvous?

Restons hommes dans l'histoire. Montaigne, qui en aimait avant tout la lecture, nous a donné les raisons de sa prédilection, et ce sont les nôtres. Il n'aimait, nous dit-il, que les historiens tout simples et naïfs, qui racontent les faits sans choix et sans triage, à la bonne foi; ou, parmi les autres plus savants et plus relevés, il n'aimait que les excellents, ceux qui savent choisir et dire ce qui est digne d'être su. «Mais ceux d'entre-deux (comme il les appelle) nous gâtent tout; ils veulent nous mâcher les morceaux ils se donnent loi de juger, et par conséquent d'incliner l'histoire à leur fantaisie; car depuis que le jugement pend d'un côté, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. » Voilà l'écueil, et un talent, même du premier ordre, n'en garantit pas. Du moins une expérience tout à fait consommée devrait en garantir, ce semble. Les hommes supérieurs qui ont passé par les affaires, et qui en sont sortis, ont un grand rôle encore à remplir, mais à condition que ce rôle soit tout différent du premier et que même ce ne soit plus un rôle. Initiés comme ils l'ont été au secret des choses, à la vanité des bons conseils, à l'illusion des meilleurs esprits, à la corruption humaine, qu'ils nous en disent quelquefois quelque chose; qu'ils ne dédaignent pas de nous faire toucher du doigt les petits ressorts qui ont souvent joué dans les grands moments. Qu'ils ne guindent pas toujours l'humanité. La leçon qui sort de l'histoire ne doit pas

être directe et roide; elle ne doit pas se tirer à bout portant, pour ainsi dire, mais s'exhaler doucement et s'insinuer. Elle doit être savoureuse, comme nous le disions dernièrement à propos de Commynes; c'est une leçon toute morale. Ne craignez pas de montrer ces misères à travers vos grands tableaux; l'élévation ensuite.s'y retrouvera. Le néant de l'homme, la petitesse de sa raison la plus haute, l'inanité de ce qui avait semblé sage, tout ce qu'il faut de travail, d'étude, de talent, de mérite et de méditation, pour composer même une erreur, tout cela ramène aussi à une pensée plus sévère, à la pensée d'une force suprême; mais alors, au lieu de parler au nom de cette force qui nous déjoue, on s'incline, et l'histoire a tout son fruit.

Lundi 11 février 1850.

LE LIVRE DES ROIS,

PAR LE POETE PERSAN

FIRDOUSI,

PUBLIÉ ET TRADUIT PAR M. JULES MOHL.

(3 vol. in-folio.)

Rassurez-vous ce titre de Livre des Rois n'a rien de séditieux. Il s'agit d'un immense poëme composé, il y a plus de huit cents ans, par un grand poëte, l'Homère de son pays, et dont le nom frappe sans doute ici bien des lecteurs pour la première fois. J'avouerai que moi-même qui en parle, il n'y a pas bien longtemps que je le connais d'un peu près. Ce poëte, pas plus qu'Homère, n'a inventé les sujets qu'il célèbre ; il les a puisés dans la tradition, dans les légendes et ballades populaires, et il en a fait un corps de poëme qui, pour ces temps reculés, supplée en quelque manière à l'histoire. Ce poëme, où il a appliqué son génie (et ce génie est manifeste), a paru digne, il y a quelques années, d'être publié avec luxe à Paris, aux frais du Gouvernement, dans la Collection orientale des manuscrits inédits. Trois volumes (texte et traduction) ont déjà paru, et le savant traducteur, M. Mohl, est en mesure d'en

donner la suite et la fin. Mais, depuis février 1848, les vicissitudes qu'a subies dans sa direction la ci-devant Imprimerie royale ont réagi sur les destinées du livre magnifique, qui se trouve arrêté sans cause. Il serait temps que cette impression reprît et continuât. C'est un grand signe qu'une civilisation est remise à flot quand aucun ralentissement ne se fait sentir dans ces hautes études, qui sont le luxe et comme la couronne de l'intelligence.

Je voudrais ici, par manière de variété, donner quelque aperçu et du poëte et de l'œuvre. Il est bon de voyager quelquefois; cela étend les idées et rabat l'amourpropre. On mesure plus au juste ce que c'est que la gloire, et à quoi se réduit ce grand mot. Les jours où l'on est trop entêté de soi-même et de son importance, je ne sais rien de plus calmant que de lire un voyage en Perse ou en Chine. Voilà des millions d'hommes qui n'ont jamais entendu parler de vous, qui n'en entendront jamais parler, et qui s'en passent. « Combien de royaumes nous ignorent! » a dit Pascal. Ce Firdousi ou Ferdousi, par exemple, ce grand poëte qui, à première vue, nous étonne, et dont nous ne savons pas même très-bien comment prononcer le nom', est populaire dans sa patrie. Si jamais vous allez en Perse, dans ce pays de vieille civilisation, qui a subi bien des conquêtes, bien des révolutions religieuses, mais qui n'a pas eu, à proprement parler, de moyen-âge, et dans lequel certaines traditions se sont toujours conservées, prenez un homme d'une classe quelconque, et dites-lui quelques vers de Ferdousi il y a chance, m'assure-t-on, pour qu'il vous récite de lui-même les vers suivants; car les musiciens et chanteurs vont en redisant à plein chant des épisodes entiers dans les réunions, dans les festins. Le tempérament de ce peuple est tout poétique. Ce

qu'on a dit un peu complaisamment des gondoliers de Venise chantant les octaves du Tasse serait plus vrai des gens du peuple, en Perse, récitant les vers de Ferdousi. On a vu, de nos jours, des troupes persanes marcher au combat contre des Turcomans en chantant des tirades de son épopée. On trouverait peu de poëtes, dans notre Occident, qui jouissent d'une pareille fortune. Cela n'empêche pas qu'il ne nous semble fort singulier qu'on soit si célèbre quelque part et si inconnu chez nous, et nous serions tenté de dire à ce génie étranger, comme les Parisiens du temps de Montesquieu disaient à Usbek et à Rica dans les Lettres Persanes: « Ah! ah! monsieur est Persan! c'est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être Persan? »

Ferdousi était donc né en Perse vers l'année 940, et il ne mourut qu'en 1020, âgé de quatre-vingts ans. C'était le temps où, en France, nous étions en plein âge de fer, en pleine barbarie, et où, après l'agonie des derniers Carlovingiens, une monarchie rude s'ébauchait sous Hugues Capet et le roi Robert. La Perse conquise par les Arabes se revêtait subitement d'une civilisation nouvelle, mais elle ne dépouillait pas tout à fait l'ancienne. Après les premiers temps de la conquête musulmane, il arriva en effet que les chefs et gouverneurs des provinces orientales, les feudataires les plus éloignés de Bagdad, siége du Califat, tendirent à s'émanciper, et, pour se donner de la force, ils cherchèrent à s'appuyer sur le fond des populations, et particulièrement sur la classe des propriétaires ruraux, qui, dans tout pays, sont naturellement attachés aux vieilles mœurs. Or, pour se concilier cette classe composée des plus anciennes familles de Perse, les princes de nouvelle formation ne trouvèrent rien de mieux que de réchauffer et de favoriser le culte des vieilles traditions historiques et natio

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