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des deux Chambres. On le dit toujours mort ou bien malade; il vit, il reparaît à chaque intervalle, le même au fond; il cherche avec avidité à se satisfaire; et ce qui importe, c'est d'empêcher qu'il ne tourne à mal et qu'il ne se pervertisse. Français, nous avons depuis quelque temps tous nos défauts; gardons au moins quelques-unes de nos qualités. Là où les institutions favorisent et défraient ces qualités, et où elles ne sont pas écroulées avec le reste, maintenons-les soigneusement, et attachons-nous à les réparer plutôt qu'à les ébranler dans l'entre-deux des crises et au lendemain des orages.

Un petit nombre de choses anciennes sont restées debout en France à travers nos révolutions périodiques, et plus que périodiques; de ce nombre est ce qu'on appelle si justement la Comédie-Française. Lors de la première Révolution, de celle de 89, la Comédie-Française y avait, pour sa part, puissamment contribué. Les tragédies de Voltaire avaient fait des républicains de la veiile de ceux-là même qui avaient goûté le Mondain; ils purent s'apercevoir plus tard de la contradiction, trop tard pour se corriger. Le Mariage de Figaro avait enflammé les esprits et allumé une gaieté folle, inextinguible, mais qui n'était pas inoffensive comme le bon rire des pièces de Molière. La tragédie de Charles IX sonna le tocsin. La Comédie-Française avait trop marqué pour rester inviolable et innocente; elle fut atteinte et frappée. Une moitié des comédiens fit emprisonner l'autre. Il y eut, au sortir de la Terreur, division persistante et schisme; mais, lorsque enfin la réunion se fit, jamais la Comédie-Française ne parut plus au complet ni plus brillante qu'à la veille de brumaire et en ces années du Consulat. Elle répara ses fautes avec splendeur. Nulle institution ne contribua plus directement à

la restauration de l'esprit public et du goût. Après 1814, la Comédie-Française eut à peine un instant d'éclipse; durant toute la Restauration, nous l'avons vue briller du plus vif et du plus pur éclat. Sans vouloir faire tort à aucun des poëtes dramatiques d'alors, on accordera peut-être qu'elle possédait en Talma le premier de ces poëtes, le plus naturellement inventeur, créant des rôles imprévus dans des pièces où ils n'eussent point été soupçonnés sans lui, créant aussi ces autres rôles anciens qu'on croyait connus, et sur lesquels il soufflait la vie avec une inspiration nouvelle. Depuis qu'il eut disparu et Me Mars après lui, on a pu dire que la ComédieFrançaise dégénérait; et pourtant elle dure, elle s'est tout à coup rajeunie avec un jeune talent doué de grâce et de fierté (1); elle a des retours inattendus de faveur et de vogue auprès d'un public qui y raccourt au moindre signal et qui a le bon sens de lui demander beaucoup. Le public français, qui a si peu de choses en respect, a gardé la religion du Théâtre-Français; il y croit à chaque annonce d'une pièce nouvelle, il s'y porte avec espérance. Voilà ce qu'on est trop heureux de n'avoir qu'à entretenir. C'est ce théâtre qu'il s'agit surtout aujourd'hui de ne pas abandonner, de ne pas laisser diriger non plus par plusieurs et en famille (mauvaise direction, selon moi, en ce qu'elle est trop intime, trop commode, et, comme on dit aujourd'hui, trop fraternelle), mais de faire régir bien effectivement par quelqu'un de responsable et d'intéressé à une active et courageuse gestion.

Un spirituel écrivain, qui entendait très-bien la matière, M. Étienne, dans son Histoire du Théâtre-Français pendant la Révolution, a dit : « L'expérience a

(1) Mademoiselle Rachel.

montré que les comédiens ne s'administrent bien que par eux-mêmes: c'est la seule république du monde où la puissance soit mal exercée par un chef. » Le mot est piquant. M. Étienne écrivait cela après le 18 brumaire, sous le Consulat. Quand il y a un maître aux Tuileries, le dirai-je? cette petite république de la rue Richelieu offre moins d'inconvénients: un ordre d'en haut est bientôt donné, et il est toujours suivi. Mais, dans une vraie république comme la nôtre, où il y a tout simplement un ministère de l'intérieur, je craindrais le relâchement. N'abondons pas, en fait d'art, dans les inconvénients de notre régime. Ministre, ne vous dessaisissez pas.

J'ai cru remarquer que, même dans les Lettres, dans cette république des Lettres, le plus sûr, pour que les choses aient quelque ensemble, c'est qu'il y ait au fond quelqu'un, un seul ou un petit nombre, qui tienne la main. J'ai besoin de m'expliquer, ayant là-dessus depuis longtemps des idées qui ne sont peut-être pas d'accord avec celles qui ont cours aujourd'hui. En réfléchissant à ce qu'étaient ce qu'on appelle les grands siècles et pourquoi ils l'ont été, toujours il m'a semblé qu'indépendamment des beaux génies et des talents sans lesquels la matière aurait fait faute, il s'était rencontré quelqu'un qui avait contenu, dirigé, rallié autour de lui. Autrement le concert manque avec les plus riches éléments, et les beaux génies eux-mêmes courent risque de se dissiper. La conscience publique l'a bien senti lorsqu'elle a salué certaines époques des noms de Périclès, d'Auguste, de Médicis, de François Ier, d'Élisabeth. Au xvi siècle, en France, on avait Richelieu. Après lui, sous Louis XIV, on eut d'abord Colbert, protecteur un peu lourd en fait de belles-lettres et qui s'aidait de Chapelain; mais bientôt on eut Louis XIV lui-même, avec

son bon sens royal, aidé de Boileau. Et tout alentour, que de cercles délicats sans lesquels l'épreuve d'un bon ouvrage n'était pas complète! Il y avait l'épreuve redoutable de Chantilly, où M. le Prince, le plus railleur des hommes, ne faisait grâce qu'à l'excellent; l'épreuve de la cour de Madame, où la nouveauté était sûre de trouver faveur, à condition de satisfaire l'extrême délicatesse; puis l'épreuve redoublée des cercles de M. de La Rochefoucauld, de Mme de La Fayette et de tant d'autres. Voilà ce qu'on peut appeler des garanties. Ainsi resserré et contenu par ces regards vigilants, le talent atteignait à toute sa hauteur. C'est à ce prix que se composent et s'achèvent les grands siècles littéraires. Le souffle vivifiant de la liberté, dans un premier moment d'inspiration générale et d'enthousiasme, suftit certes à féconder les talents; mais, en se prolongeant, il s'épuise ou s'égare: l'enthousiasme, sans points d'appui, sans foyers réguliers qui le concentrent et l'alimentent, se dissipe bientôt comme une flamme.

Au XVIe siècle, il se fit un grand changement et une révolution dans la manière de voir et de juger; on se passa volontiers de la Cour en matière d'esprit. On n'avait pas encore le régime de la liberté, on eut le règne de l'Opinion, et l'on y crut. Que si l'on analyse ce qu'était l'Opinion au xvIe siècle, on verra pourtant qu'elle se composait du jugement de plusieurs cercles réguliers, établis, donnant le ton et faisant la loi. C'était l'aristocratie constituée de l'intelligence; et cette aristocratie put, un certain temps, subsister en France, grâce à ce pouvoir absolu même qu'elle frondait le plus souvent et qu'elle combattait. Avec la chute de l'ancien régime, les cercles réguliers qui en dépendaient tout en réagissant contre lui, et qui dirigeaient l'opinion publique, se brisèrent eux-mêmes, et ils ne se sont jamais

reformés qu'incomplétement depuis. On eut l'entière liberté, mais avec ses rumeurs confuses, ses jugements contradictoires et toutes ses incertitudes.

De nos jours la dispersion est complète; elle ne l'était pas encore sous la Restauration. Il s'y reforma tout d'abord des salons distingués, débris de l'ancien régime ou création du nouveau. Leur influence était réelle, leur autorité sensible. Jamais les grands talents qui se sont égarés depuis ne se seraient permis de telles licences, s'ils étaient restés en vue de ce monde-là. Une des grandes erreurs du dernier régime a été de croire qu'on ne dirige pas l'opinion, l'esprit littéraire, et de laisser tout courir au hasard de ce côté. Il en est résulté que les grands talents, ne sentant plus nulle part des juges d'élite, n'étant plus retenus par le cercle de l'opinion, n'ont consulté que le souffle vague d'une popularité trompeuse. L'émulation chez eux s'est déplacée, et, au lieu de viser en haut, elle a visé en bas. Aujourd'hui la dispersion, disons-nous, la confusion est arrivée à son dernier terme. Il n'y a plus en haut de pouvoir qui ait qualité pour diriger; les cercles distingués sont brisés pour le moment et ont disparu. On chercherait vainement quelque chose qui ressemble à une opinion régnante en matière littéraire.

Au milieu d'une situation si désespérée, ce semble, je persiste pourtant à croire qu'il ne serait pas impossible, si la société politique dure et se rasseoit, de voir se rétablir un certain ordre où la voix de l'Opinion redeviendrait peu à peu distincte. Il faudrait seulement que les gouvernements, quels qu'ils fussent, que les grands corps littéraires, les Académies ellesmêmes, en revinssent à l'idée qu'une littérature se peut jusqu'à un certain point contenir et diriger. En tout état de cause, un Théâtre-Français, bien mené, serait

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