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un premier centre, un foyer autour duquel pourraient se reformer une galerie habituelle et quelques juges.

Pour mon compte, je n'ai pas si mauvaise idée du public pris en masse, mais à condition qu'il soit suffisamment averti. « Combien faut-il de sots pour composer un public?» disait un homme d'esprit ironique. Je suis persuadé que cet homme d'esprit avait tort, qu'il disait une chose piquante et fausse. Un public n'est jamais composé de sots, mais de gens de bon sens, prudents, hésitants, dispersés, qui ont besoin le plus souvent qu'on les rallie, qu'on leur dégage à eux-mêmes leur propre avis et qu'on leur indique nettement ce qu'ils pensent. Cela est vrai de tous les publics, grands ou petits, même de ceux qui sont déjà un choix. Pour revenir au point tout particulier d'où je me suis éloigné, cela est vrai même des comités dramatiques. Les petits sénats dirigeants obéissent à un petit nombre qui les mène. En telle matière, le plus simple est encore d'en revenir à l'unité. Il s'agit de la bien choisir. Le bon choix une fois fait, tout s'ordonne. Ayez une bonne Direction au Théâtre-Français; qu'elle sente que la responsabilité pèse sur elle, qu'elle ait intérêt à ce que le théâtre vive et prospère, se renouvelle le plus possible tout en se maintenant dans les grandes lignes des chefsd'œuvre. On serait assez embarrassé de donner une définition précise du Théâtre-Français eu égard à ce qu'il doit être désormais. On a tant dit qu'il dégénérait; et nous l'avons vu se relever tout à coup du côté où l'on s'y attendait le moins, et la tradition s'y réconcilier avec la jeunesse. Tandis qu'une grande actrice y rendait la vie et la fraîcheur aux chefs-d'œuvre, de légers et poétiques talents y introduisaient la fantaisie moderne dans sa plus vive étincelle. Je définirais au besoin le ThéâtreFrançais d'après le rôle qui, plus que jamais, lui appar

tient, le contraire du grossier, du facile et du vulgaire ; et, dans l'intervalle des grandes œuvres, je m'accommoderais fort bien d'y aller voir encore, comme un de ces soirs, Louison et le Moineau de Lesbie.

Ce qu'il faut de plus en plus à la France, appelée indistinctement à la vie de tribune et jetée tout entière sur la place publique, c'est une école de bonne langue, de belle et haute littérature, un organe permanent et pur de tradition. Où le trouver plus sûrement qu'à ce théâtre? On y va voir et entendre ce qu'on n'a plus le temps de lire. La vie publique nous envahit; des centaines d'hommes politiques arrivent chaque année des départements avec des qualités plus ou moins spéciales et des intentions que je crois excellentes, mais avec un langage et un accent plus ou moins mélangés. Tout cela pourtant est voué par devoir et par goût à la parole et à l'éloquence. Où se former en se récréant? Sera-ce à voir les gracieuses esquisses, les charmantes bluettes des petits théâtres, où l'esprit tourne trop souvent au jargon? Les salons proprement dits, les cercles du haut monde ont disparu, ou, s'il s'en rouvrait encore, ils ne feraient que retentir, tout le soir, de la politique du matin. Mais le Théâtre-Français est là. Gouvernement, maintenez-le de plus en plus à l'état d'institution; de ce que vous êtes républicain vous-même, n'en concluez pas qu'il faille le laisser se régir à l'état de république. Appréciez mieux les inconvénients et les différences. Qu'il n'y ait là du moins qu'un maître et qu'un roi, comme diť Homère, mais un roi que vous ferez responsable, et que vous-même surveillerez.

Il y avait quelque chose qu'on appelait autrefois la censure pour les théâtres, vilain nom, nom odieux, et qu'il faut dans tous les cas supprimer. Est-ce à dire qu'il faille supprimer toute surveillance? Est-ce convenable

et même possible? Est-ce dans l'intérêt même des auteurs et des théâtres, qui peuvent à tout instant (et nous en avons des exemples) être entraînés à des essais compromettants qu'il faut retirer ensuite, et qu'un peu de prudence eût fait éviter? La vraie surveillance théâtrale, telle que je l'entends, devrait s'exercer comme de concert avec le public honnête, et l'avoir de moitié pour collaborateur. Ce qui se passerait dans un bureau du ministère de l'intérieur serait de nature si nette et si franche, qu'à toute heure, à la première interpellation, il en pourrait être rendu bon compte au public du haut de la tribune, aux applaudissements des honnêtes gens. Voilà le genre de surveillance que j'entends et qu'il me paraît impossible de ne pas admettre dans une loi qui veut durer. L'esprit des auteurs n'en souffrirait pas, et y gagnerait plutôt. Que les plus exigeants se tranquillisent. Un homme de grand esprit, l'abbé Galiani, parlant de la liberté de la presse, que Turgot, en 1774, voulait établir par édit, écrivait très-sérieusement: « Dieu vous préserve de la liberté de la presse établie par édit! Rien ne contribue davantage à rendre une nation grossière, à détruire le goût, à abâtardir l'éloquence et toute sorte d'esprit. Savez-vous ma définition du sublime oratoire? C'est l'art de tout dire sans être mis à la Bastille, dans un pays où il est défendu de rien dire... La contrainte de la décence et la contrainte de la presse ont été les causes de la perfection de l'esprit, du goût, de la tournure chez les Français. Gardez l'une et l'autre, sans quoi vous êtes perdus... Vous serez aussi rudes que les Anglais sans être aussi robustes... » L'abbé Galiani en parlait un peu à son aise. La liberté de la presse n'a pas été accordée, elle a été conquise; elle n'a pas vérifié toutes les craintes du spirituel abbé, mais seulement quelques-unes. Elle a trouvé un correctif dans

l'esprit français lui-même, qui, tout en s'émancipant, s'est encore imposé de certaines règles et de certaines difficultés pour avoir le plaisir de s'en jouer. Il existe une presse, et c'est la seule estimée, qui se commande à elle-même cette retenue dont la loi, à la rigueur, l'affranchit. Cette presse y gagne en esprit et en trait. Nous sommes en voie peut-être, sur trop d'articles de nos mœurs, de devenir aussi rudes que les Anglais et les Américains; mais par moments aussi, dans le journal et dans le pamphlet, Voltaire nous reconnaîtrait encore. Le plus sûr pourtant, c'est, là où il y a une différence profonde et sentie, comme entre la liberté absolue du théâtre et celle de la presse, de ne pas abolir toute garantie, tout contrôle, et d'être persuadé que l'esprit français, dans le dramatique, ne s'en trouverait pas plus mal à l'aise pour se sentir un peu contenu.

Je n'ai pas à conclure ici. Ma seule conclusion serait que, sous une forme politique ou sous une autre, l'État en France a les mêmes intérêts et les mêmes devoirs; qu'il se tromperait en abdiquant toute direction de l'esprit public, en n'usant pas des organes légitimes d'action qui lui sont laissés; que c'est faire de la bonne politique que de travailler d'une manière ou d'une autre à contenir la grossièreté croissante, la grossièreté immense qui, de loin, ressemble à une mer qui monte; d'y opposer ce qui reste encore de digues non détruites, et de prêter la main, en un mot, à tout ce qui s'est appelé jusqu'ici goût, politesse, culture, civilisation. Quelles que soient les apparences contraires, et même après tous les naufrages, pourvu qu'on n'y périsse point, il y aura toujours de l'écho en France pour ces noms et ces choses-là.

Lundi 22 octobre 1849.

MÉMOIRES TOUCHANT LA VIE ET LES ÉCRITS DE Mme DE SÉVIGNÉ, par M. le baron Walckenaer. (4 vol.)

Mme de Sévigné, comme La Fontaine, comme Montaigne, est un de ces sujets qui sont perpétuellement à l'ordre du jour en France. Ce n'est pas seulement un classique, c'est une connaissance, et, mieux que cela, c'est une voisine et une amie. Tous ceux qui travaillent à nous en rendre la lecture, non pas plus agréable, mais plus facile et plus courante, plus éclaircie jusque dans les moindres détails, sont sùrs de nous intéresser. M. Monmerqué a rendu un service de ce genre, il y aune trentaine d'années, par son excellente édition. M. Walckenaer, par la riche et copieuse biographie qu'il est en train de publier, et que le quatrième volume, donné depuis peu, n'a pas épuisée encore, vient combler la mesure. Sur Me de Sévigné et son monde, sur ses amis et connaissances, et les amis de ses amis, grâce aux recherches infatigables de son curieux biographe, on aura tout désormais, et plus que tout.

M. Walckenaer est un des savants de ce temps-ci les plus laborieux et les plus divers, un savant presque universel. Interrogez les naturalistes: ils vous diront qu'il a fondé une branche de l'histoire naturelle; il a débuté par un travail tout neuf sur les Aranéides ou araignées;

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