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fait aujourd'hui : « J'ouvrais les bras à l'air, au lac, à la lumière, comme si j'eusse voulu étreindre la nature et la remercier de s'être incarnée et animée pour moi dans un être qui rassemblait, à mes yeux, tous ses mystères, toute sa bonté, toute sa vie, tout son enivrement!... Je n'étais plus un homme, j'étais un hymne vivant, criant, chantant, priant, invoquant, remerciant, adorant, débordant, etc., etc. » J'abrége la litanie. Et encore: « Il y avait dans nos âmes assez de vie et assez d'amour pour animer toute cette nature, eaux, ciel, terre, rochers, arbres, cèdre et hysope, et pour leur faire rendre des soupirs, des ardeurs, des étreintes, des voix, des cris, des parfums, des flammes, etc., etc. » Et plus loin, parlant de Julie, après avoir épuisé, ce semble, les termes passionnés : « Je lui cherchais des noms, dit-il, je n'en trouvais pas. A défaut de nom, je l'appelais en moi-même mystère: je lui rendais sous ce nom un culte qui tenait de la terre par la tendresse, de l'extase par l'enthousiasme, de la réalité par la présence, et du ciel par l'adoration. » On voudrait bien, à l'aide de ces grands mots délirants, simuler l'enthousiasme qu'on n'a plus, et l'on ne réussit à surprendre un moment que quelques âmes ouvertes et faciles qui croient encore à toutes les paroles.

Je n'insisterai pas sur les grandes scènes du roman, pas même sur celle du suicide, qui est encadrée magnifiquement, comme toujours, mais qui, telle qu'elle nous est racontée, manque son effet, et qui finit d'ailleurs assez ridiculement. Je m'attache au seul personnage de Julie, qui fait l'âme du livre, et je lui applique ce que M. de Lamartine lui-même, dans l'un des beaux passages du volume, dans sa visite aux Charmettes, nous a dit de Mme de Warens: « Je défie un homme raisonnable, affirme-t-il, de recomposer avec

vraisemblance le caractère que Rousseau donne à son amante, des éléments contradictoires qu'il associe dans cette nature de femme. L'un de ces éléments exclut l'autre. » Je dirai donc, en raisonnant exactement comme M. de Lamartine, et en opposant les éléments contradictoires dont il compose l'amante de Raphaël : Si Julie est incrédule, elle ne doit point parler de Dieu à chaque instant. Si elle est matérialiste, elle ne doit point avoir tant de mépris pour la matière et pour les sensations. Si elle a épousé les doctrines de l'école de Cabanis, elle ne saurait tant admirer M. de Bonald. Si, à un certain moment, elle s'est convertie à Dieu, ce dut être au Dieu des chrétiens, au Dieu du crucifix, au seul Dieu enfin que confessât alors son amant. Dans aucun cas, elle ne saurait s'exprimer comme personne n'avait l'idée de s'exprimer à cette date. Elle ne saurait être coupable de l'espèce de galimatias double (on va en juger) que Raphaël lui prête dans ce moment solennel de la conversion « Dieu! Dieu! Dieu! s'écria-t-elle encore, comme si elle eût voulu s'apprendre à elle-même une langue nouvelle; Dieu, c'est vous! Dieu, c'est moi pour vous! Dieu, c'est nous! Raphaël, me comprenez-vous ? Non, vous ne serez plus Raphaël, vous êtes mon culte de Dieu!» J'en conclus que la véritable Elvire aurait peine à se reconnaître dans les pages alambiquées du roman panthéiste de M. de Lamartine, et je la restitue dans mon imagination telle qu'elle apparut la première fois au bord de ce lac, bien différente, au jeune poëte lui-même si différent!

A travers le factice et le faux que je crois avoir assez indiqués, on noterait (gardons-nous de l'oublier), dans presque tous les chapitres ou couplets dont se compose le récit, des accents vrais, des touches heureuses et fines, inexplicable mélange qui déconcerte, et qui est

plus fait pour attrister le lecteur déjà mûr que pour le consoler. Dans un dernier pèlerinage d'adieu, qu'avant de quitter leur séjour de bonheur, les deux amants vont faire à tous les sites préférés, montrant de loin du doigt à son ami la petite maison de pêcheur dans laquelle ils se sont rencontrés pour la première fois, et qui est à peine visible à l'horizon, Julie lui dit avec sentiment: « C'est là! Y aura-t-il un lieu et un jour, ajoutat-elle tristement, où la mémoire de ce qui s'est passé en nous, là, dans des heures immortelles, ne vous apparaîtra plus, dans le lointain de votre avenir, que comme cette petite tache sur le fond ténébreux de cette côte ? » Accent vrai, parole naturelle et sentie, comme j'en aurais voulu toujours entendre! Mais ne pourrait-on pas lui répondre : Il y aura quelque chose de plus triste pour vous, pour la mémoire de ces heures immortelles, que d'être reléguée comme un point à peine visible dans le lointain du passé ce sera de n'être prise un jour, de n'être étalée et exposée aux yeux de tous que comme un prétexte à des rêves nouveaux, comme un canevas à des broderies et à des pensées nouvelles.

Trois endroits m'ont particulièrement frappé en bien dans le volume, et ils ne se rapportent point au roman: c'est d'abord la visite aux Charmettes, où M. de Lamartine a parlé de Rousseau avec éloquence et vérité. C'est ensuite cette autre visite que fait le jeune poëte, son manuscrit des Méditations en main, chez l'imprimeur Didot la physionomie de l'estimable libraire classique, son refus, ses motifs, tout cela est raconté avec esprit et malice; le poëte en a tiré une charmante vengeance. Enfin, le plus émouvant passage est certainement l'histoire du bouquet d'arbre coupé dans l'enclos de Milly; on y retrouve, mais trop tard, la corde réelle et vibrante qu'il n'aurait jamais fallu quitter. On

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en retrouvait pourtant aussi quelque note heureuse dans les souvenirs du pont des Arts et du quai Conti. Quant aux grandes scènes finales de l'arbre de Saint-Cloud, autrement dit l'Arbre de l'Adoration, et aux promenades dans le parc de Mousseaux, j'y suis peu sensible; elles rentrent dans ce nouveau système d'amour, qui consiste à identifier Julie avec la nature et avec Dieu, à faire de tous les trois un mélange qui semble tenir à la présente religion de l'auteur, et qui appartient peut-être à la future religion du monde. Je n'en suis pas là encore. Pour ne parler que littérature, dans toutes ces pages et dans cent autres, l'auteur abuse démesurément des harmonies, des images champêtres, de la verdure, des murmures et des eaux. Un critique éminent, M. Joubert, parlant de ces défauts, bien moins développés, mais déjà sensibles, chez Bernardin de Saint-Pierre, disait « Il y a dans le style de Bernardin de SaintPierre un prisme qui lasse les yeux. Quand on l'a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne qu'ils ne le sont dans ses écrits. Ses harmonies nous font aimer les dissonances qu'il bannissait du monde, et qu'on y trouve à chaque pas. La nature a bien sa musique, mais elle est rare heureusement. Si la réalité offrait les mélodies que ces messieurs trouvent partout, on vivrait dans une langueur extatique, et l'on mourrait d'assoupissement. >>

Je finis sur cette remarque d'un critique qu'on n'accusera certes pas de sécheresse ni d'insensibilité pour la poésie : c'est aux lecteurs avertis de voir si elle ne s'applique pas, à plus forte raison, à la manière de plus en plus immodérée de M. de Lamartine.

Lundi 5 novembre 1849.

M. DE MONTALEMBERT

ORATEUR.

Je voudrais parler ici de M. de Montalembert orateur, au point de vue du talent, pour le caractériser et le saisir dans les principaux traits de son éloquence. Ce n'est point un adhérent qui parle, c'est encore moins un adversaire ; c'est quelqu'un qui l'a suivi dès son entrée sur la scène publique avec curiosité et intérêt, et bientôt avec admiration et applaudissement. Cette admiration, indépendante du fond même, devenait aisément unanime chez tous ceux qui l'entendaient; mais les preuves réitérées et diverses qu'il a données de sa puissance oratoire dans ces deux dernières années le classent définitivement parmi les maîtres de la parole. En regard de tant d'autres talents qui se dissipent ou qui s'égarent, on est heureux d'en rencontrer un qui grandit et s'élève en raison des difficultés et des obstacles, qui mûrit visiblement chaque jour, qui remplit ou qui même dépasse les plus belles espérances.

Pourtant, je le dirai d'abord; si M. de Montalembert était resté purement et simplement dans la ligne qu'il suivait avant février 1848, j'aurais éprouvé quelque difficulté à parler de lui en toute liberté, même dans un autre lieu que le Constitutionnel. En effet, à ne le prendre que dans cette carrière déjà si pleine qu'il a fournie durant treize années au sein de la Chambre des pairs, je vois en lui un orateur des plus distingués, l'avocat ou plutôt le champion, le chevalier intrépide

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