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des vengeances, des haines, des adultères, des meurtres? le moyen d'appeler pretty Méphistophélès? Eh bien! ne vous y trompez pas, la représentation de tout ce côté de l'homme et du monde est envisagée purement et simplement avec horreur et dégoût, et, sans autre forme de procès, on la met à la porte de l'empire du beau. Si vous dites que vous admirez le caractère de Lady Macbeth, on ne vous entend pas, on suppose que vous voulez seulement dire que la pièce de Shakespeare est bien écrite, et l'on propose plutôt à votre admiration nne demoiselle bien douce, bien sage et bien bonne d'un roman quelconque. Si je parle avec enthousiasme du magnifique dessin de Delacroix qui représente Méphistophélès franchissant les espaces de la nuit sur un cheval fantastique, on croit que je veux rire, et l'on court contempler avec délices et attendrissement chez le marchand de gravures ce soldat mourant qui tombe sur le champ de bataille aussi décemment que s'il posait devant une assemblée de dames, aussi correct dans sa tenue, aussi propre dans son uniforme, les favoris aussi bien frisés, les cheveux aussi bien pommadés, divisés et plaqués sur ses tempes que s'il sortait des mains du coiffeur. En effet les manières de la demoiselle et le visage du soldat sont very pretty, prétention que la femme de Macbeth et le diable ne peuvent nullement avoir. O influence des mots! ô conséquences d'un vocabulaire mal fait! Disons plutôt : ô utilité de l'instruction! ô résultats d'une éducation esthétique médiocre !

Quant au principe, qu'il ne faut pas disputer des goûts, tout le monde l'invoque, sur tous les points du globe comine à Guernesey, mais en réalité personne ne l'applique. C'est tout au plus si, dans l'ordre gastronomique, quand nous voyons quelqu'un détester une

chose dont nous sommes très-friands, ou faire ses délices d'un mets qui fait notre horreur, nous pouvons nous défendre d'une exclamation de surprise et de je ne sais quel secret mouvement de mépris. Dans l'ordre artistique et littéraire nous disputons tous des goûts, et ce n'est pas une guerre sourde, mais ouvertement déclarée. La différence de nos opinions en fait de beauté devient même une opposition âpre et tranchante, qui, dans quelques natures passionnées, va jusqu'à la haine, et l'on a remarqué que les haines littéraires, comme les haines religieuses et les haines politiques, ont une extraordinaire amertume, provenant, sans doute, du sentiment humiliant de l'impuissance où nous sommes de convaincre et de convertir notre adversaire. En effet, si j'admire un poëte que vous n'aimez pas, il m'est impossible de vous prouver victorieusement que vous avez tort et que j'ai raison; tout ce que je puis faire, c'est de vous réciter ses vers avec enthousiasme, et de multiplier les louanges et les épithètes en son honneur; mais j'espère, Mesdemoiselles, que si ce cas se présente, nous ne nous haïrons point. Les disputes de goûts sont donc sans fin, et néanmoins on a raison de disputer des goûts; on a raison, parce que si l'on croit avoir pour soi la vérité dans ce domaine, c'est le droit et c'est le devoir de toute croyance de s'affirmer; on a raison, car la nature intime d'une conviction ne prouve pas que cette conviction soit vaine, et les vérités impossibles à démontrer ne sont point celles qui s'emparent de notre âme avec le moins de puissance; on a raison, enfin, parce que, si les disputes de goûts ne laissent jamais sur la place un vainqueur et un vaincu, elle font quelque chose de bien plus utile, elles laissent dans l'esprit des adversaires des idées nouvelles qui germeront. Dans la discussion on s'échauffe, on n'écoute

pas, on va au delà de sa pensée, et croyant lui donner plus de force, en l'exagérant on l'affaiblit; mais, le soir, on se dit en se couchant: "Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai dans ce qu'on disait ce matin; voilà une idée que je n'avais jamais eue; voilà un fait que j'ignorais; voilà un rapprochement nouveau qui m'a frappé; voilà un point de vue où je ne m'étais pas encore mis; il faudra songer à cela." Là-dessus on s'endort, et, comme la nuit est bonne conseillère, on s'éveille ayant fait un pas de plus dans le pays de la vérité.

D'une manière générale on peut dire que, plus un homme a de sagesse, plus il sait apprécier de fruits différents dans ce paradis terrestre des beaux-arts et de la littérature, où les gens d'un esprit étroit et contentieux prétendent que les seuls arbres bons sont ceux de leur petit verger, et du haut de leur ignorance regardent dédaigneusement tout le reste du jardin. Oui, plus un homme est sage et instruit, plus il sait goûter d'œuvres, d'écrivains, de styles, d'écoles, de littératures, de siècles, d'esprits nationaux, d'esprits individuels, et de formes diverses de la beauté. Dans ce banquet toujours ouvert qu'offrent au genre humain les artistes de tous les âges et de toutes les contrées, il y a bien des breuvages différents, depuis le vin généreux que nous verse Homère, jusqu'aux liqueurs fines et recherchées qui coulent goutte à goutte des mains tremblantes de Sterne; il y a bien des aliments disparates, depuis les superbes bêtes fauves abattues dans la forêt de Shakespeare et servies tout entières, jusqu'aux morceaux délicats et choisis rangés artistement dans la vaisselle d'or de Louis XIV.; durant tout le festin la musique joue ce sont tantôt les célestes sons de la flûte de Mozart, tantôt les puissants accords de l'orgue de Bee

thoven; c'est maintenant la trompette de Meyerbeer, ce sera tout à l'heure la harpe ou le hautbois de Rossini. Ne croyez-vous pas que l'homme le plus heureux de la fête est celui qui s'abandonne sans résistance au charme de tout ce qui l'entoure, et dont les sens demeurent dans un continuel ravissement ?

Pourtant, il y a ici une limite à poser. La tolérance, la sympathie, la largeur d'esprit sont choses excellentes, mais il ne faut pas en abuser. Aimons les beautés les plus diverses, mais conservons et affirmons hautement notre droit de haïr tout ce qui nous semble laid, mauvais, médiocre, faux, affecté, commun, prétentieux, vide, froid, déclamatoire, boursouflé, ridicule. En haïssant ainsi, nous pourrons nous tromper, je l'avoue, et de la manière la plus grave; il pourra nous arriver de mettre notre aversion, et notre aversion déclarée, là même où un regard plus perçant et plus sûr nous fera découvrir plus tard des raisons d'aimer et d'admirer; mais que voulez-vous? l'erreur est le triste privilège des êtres libres, et tout le domaine de l'art et du goût est un pays de liberté. Nous nous tromperons, soit; mais nous exercerons notre droit de censure; la perfection du sentiment littéraire est à ce prix, et qui n'est pas capable de vives impatiences et de haines vigoureuses n'est point capable non plus d'ardente admiration. Notre siècle a vu se former une école de critique littéraire, qui a rendu à la pensée humaine les plus utiles services, et dont j'aurai plus d'une fois l'occasion de vous entretenir dans nos causeries; les écrivains de cette école voyant la certitude manquer sous leurs pas, et l'erreur, comme une épée de Damoclès, menacer sans cesse leurs jugements, ont professé en matière de goûts une indifférence philosophique, et ont entrepris de remplacer la critique des

œuvres par l'analyse des talents: mais ils n'ont pas pu rester fidèles à leur programme, et il se sont bientôt mis, comme tout le monde, à louer et à blâmer, à aimer et à haïr, à préférer et à exclure. Peu importent les goûts, dites-vous; il n'en faut pas disputer! Mais alors, pourquoi apprend-on les beaux-arts? pourquoi enseigne-t-on la littérature? pourquoi y a-t-il des maîtres, des étudiants, des leçons, des livres ? pourquoi sommes-nous nous-mêmes ici?

Pourquoi sommes-nous ici? Voilà une question, Mesdemoiselles, que vous auriez le droit de m'adresser. Vous n'êtes pas venues ici pour entendre dire du mal de vos amies, mais pour organiser avec moi notre petit cours de littérature, puisqu'enfin je vous ai promis un Cours avec une emphase et une solennité qui ne sont que dans le mot, j'espère bien, et ne seront jamais dans la chose.

A première vue, il me semblait assez dur, je vous l'avoue, d'être à Guernesey pour faire un cours de littérature; en y regardant de plus près, j'ai reconnu bien vite que rien ne pouvait être plus délicieux. Si j'étais à Londres ou à Paris, j'aurais à me conformer à la mode du jour, et cette mode, je vous le dis à l'oreille, ne convient nullement à mes goûts. J'aurais à étudier en détail quelque personnage obscur, quelque époque mal connue de l'histoire littéraire, j'aurais à m'enfermer des heures et des journées entières au milieu des manuscrits et des in-folio poudreux du British Museum ou de la Bibliothèque Impériale, déchiffrant et collationant des textes, recueillant des variantes, accumulant des notes, faisant une masse énorme de lectures arides et de stériles recherches qui, pareilles à beaucoup d'expéditions de montagnes, ne seraient pas entreprises pour

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