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DEUXIÈME CAUSERIE.

Châteaubriand.-Caractère de son christianisme.--Son mérite original comme penseur.-Ses erreurs.-Madame de Staël et Châteaubriand.-L' Essai sur la Littérature anglaise et l'ouvrage de M. Taine sur le même sujet. --Influence du catholicisme de Châteaubriand sur ses opinions littéraires.-Son jugement sur le protestantisme.-Comment ce jugement peut se justifier.-La poésie protestante.-Le culte protestant.--Hérésies de Milton.-David et les poëtes modernes.-Sévérité du protestantisme sur le dogme.-Sévérité du protestantisme pour la nature.-Poésie du catholicisme.-Opinion de Macaulay et de Carlyle sur le catholicisme.-Conclusion.

Je vous ai promis, Mesdemoiselles, que nous parlerions aujourd'hui de Châteaubriand, et si vous vous rappelez notre plan, vous devez vous attendre à ce que je vous entretienne plus particulièrement des idées littéraires de ce grand prosateur, c'est-à-dire, des jugements qu'il a portés sur divers écrivains, et de ses principes généraux en littérature. C'est en effet ce que j'ai dessein de faire. Mais de peur que vous n'attendiez de moi plus qu'il ne m'est possible de vous donner, souffrez que

pour un instant je mette encore une fois sous vos yeux les conditions dans lesquelles je travaille ici. Je n'aime pas à redire que je n'ai que cinq ou six jours, ou plutôt cinq ou six fragments de jour, pour préparer mes leçons ; je sens qu'il y aurait mauvaise grâce de ma part à trop insister sur ce point. Dans le Misanthrope de Molière, un méchant poëte dit à Alceste en lui montrant un sonnet de sa façon: "Vous saurez que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire," et Alceste, avec sa rude franchise, répond: "Voyons, Monsieur; le temps ne fait rien à l'affaire." Vous pourriez me répondre la même chose. C'est à moi, je vous l'accorde, de proportionner mes projets à mes moyens, mon ambition à mes forces, et de ne pas embrasser plus que je ne puis étreindre. Mais l'homme au sonnet n'avait que la peine de composer; moi, j'ai à faire quelques recherches et à réunir quelques matériaux. Parmi les centaines et les centaines de pages que Châteaubriand a écrites, il y en a fort peu que j'aie assez bien lues autrefois pour savoir parfaitement ce qu'elles contiennent et n'avoir pas besoin de les relire; il y en a beaucoup que j'ai mal lues et plus ou moins oubliées; il y en a bien davantage encore, je le dis à ma honte, que je n'ai jamais lues. Il existe en outre sur un personnage tel que Châteaubriand, des études, des biographies, des controverses, des articles de revue, qu'il n'est pas permis d'ignorer; il n'est pas permis à un critique qui va parler d'un homme ou d'un livre important, d'ignorer ce que les critiques distingués ou les gens bien informés ont dit avant lui sur le même sujet, à moins que la vérité ne soit son moindre souci, et qu'il ne sacrifie l'intérêt de la science au vain plaisir de penser seul et d'être original. Une étude sur les idées littéraires de Châteaubriand, pour être complète, supposerait: 1o qu'on a lu, le crayon à la main,

tous ses ouvrages; 2°. qu'on a une connaissance générale de toute la littérature qui se rattache à lui. Ces deux conditions me font défaut, et mon étude n'a pas la prétention d'être complète. Il est assez facile de trouver à Guernesey Atala et l'Itinéraire de Paris à Jérusalem, livres peu utiles à notre dessein; mais ne vous imaginez pas qu'il soit aisé de découvrir où se cachent les Mémoires d'Outre-Tombe, qui nous rendraient les plus grands services, et quant à l'essai de M. SainteBeuve sur Châteaubriand, cherchez-le donc ici dans les bibliothèques les mieux montées! Ainsi donc, je le dis une fois pour toutes, mon observation devant s'appliquer plus tard à Lord Byron et à Goëthe, autant ou plus encore qu'à Châteaubriand: nous n'avons pas la prétention de faire des études complètes. Nous sommes des voyageurs ou plutôt des promeneurs qui avons un pays varié et charmant à parcourir à petites journées ; embarrassés par la multitude des sentiers qui s'offrent à nous et qui s'entrecroisent en tous sens, nous avons dû choisir un guide; défense expresse lui est faite de nous fatiguer; il lui est permis de nous instruire, à condition qu'il ne nous ennuiera point; nous nous mettons en route à notre aise et tout doucement, et, tout autour de nous, nous apercevons des gens qui travaillent : ici, un mineur qui descend dans les entrailles de la terre; là, un bûcheron qui s'ouvre un chemin dans des taillis épais ; plus loin, un touriste qui escalade péniblement de hautes montagnes pour chercher sur leur sommet une fleur rare; nous n'avons pas l'ambition du mineur, du bûcheron, ni du touriste: nous nous promenons, voilà

tout.

J'ouvre l'Essai de Châteaubriand sur la Littérature anglaise, et la première chose qui me frappe, c'est la

place que le catholicisme occupe dans son esprit, c'est l'influence de sa foi catholique sur ses idées littéraires. On a contesté, avec raison je crois et sans rencontrer du reste de contradicteurs, la sincérité du catholicisme de Châteaubriand; on a montré qu'il n'avait de catholique que l'imagination. Son beau livre sur le Génie du Christianisme non-seulement ne peut convertir personne, ce qui est la destinée de tous les ouvrages de ce genre, mais il ne trahit nulle part une conviction profonde; nulle part on n'y voit l'homme qui a sondé sérieusement les fondements de sa foi, qui l'a embrassée avec amour, et qui et qui est prêt à souffrir pour elle; les mémoires, qu'il a intitulés Mémoires d'Outre-Tombe, en nous révélant le fond de ses croyances, nous montrent le cœur le plus vide et le plus désolé qui fut jamais. Il ne faut donc pas prendre trop au sérieux le christianisme de Châteaubriand; il nous suffit, puisque c'est de poésie et d'art que nous nous occupons, qu'il ait été catholique d'imagination, et par là il était ardemment et profondément catholique et chrétien. Son originalité est d'avoir montré le premier que le christianisme a sa poésie, et que cette poésie, loin d'être inférieure à celle de l'antiquité païenne, lui est infiniment supérieure à certains égards. Avant Châteaubriand, le christianisme avait inspiré directement de bien grands poëtes et de fort belles œuvres la Divine Comédie de Dante, le Paradis Perdu de Milton, le Polyeucte de Corneille, sont des produits d'une inspiration toute chrétienne; mais jamais la critique ne s'était encore avisée que ces œuvres étaient tout aussi belles, tout aussi poétiques, tout aussi dignes de prendre place au premier rang des créations de l'art et de demeurer des modèles, que les poëmes d'Homère, de Sophocle ou de Virgile. Au XVIIe siècle, Boileau avait formellement nié la possi

bilité d'une poétique et d'une poésie chrétienne, dans ces deux vers détestables :

De la foi des chrétiens les mystères terribles

D'ornements égayés ne sont point susceptibles.

Châteaubriand montra que, si les mystères de la foi des chrétiens n'étaient pas susceptibles d'ornements égayés, ils étaient susceptibles du moins d'ornements sérieux; il montra la beauté de l'art chrétien, la grandeur des idées et des sentiments qui l'inspirent : c'est là sa gloire comme penseur; c'est par là qu'il appartient à cette petite élite d'hommes qui ont eu quelque action dans ce monde; c'est par là qu'il a fait faire un pas à l'esprit humain.

Vous ne serez pas surprises, si je vous dis que, dans sa guerre en faveur de l'art chrétien, Châteaubriand n'a pas gardé la mesure. Pourquoi donc l'aurait-il gardée ? Un réformateur ne garde jamais la mesure ; pour abattre l'ennemi, il doit frapper fort; à d'autres de venir ensuite, quand la bataille est gagnée, compter les coups qui ont porté à faux. Il existe d'abord dans la pensée de Châteaubriand un parti pris visible et trop systématique d'abaisser l'art païen devant l'art chrétien. Dans la comparaison entre l'art antique et l'art moderne, il n'est pas vrai que l'avantage doive rester toujours et absolument au dernier; si l'art moderne est plus riche et plus profond, l'art antique a une pureté, une perfection de forme, qui est due, je le sais, à la simplicité de sa matière, mais qui n'en est pas moins admirable et unique; l'art antique a, de plus, un air d'aisance et de sérénité qu'on peut expliquer, je le veux bien, en disant que les anciens manquaient de sérieux, connaissant mal ou connaissant moins bien que nous les tourments de la conscience et la mélancolie.des grandes pensées, mais qui n'en possède pas moins un charme

D

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