Images de page
PDF
ePub

ALFRED DE MUSSET.

Discours prononcé dans la Salle de Clifton, sous la présidence de H. O. Carré, esq., Président de la Société Guernesiaise, (1) le 25 Mars, 1868.

MALGRÉ les choses aimables que notre Président vient de dire, je ne me flatte pas, Mesdames et Messieurs, de vous rien apporter ce soir d'aussi substantiel et d'aussi fin que sa remarquable lecture de vendredi dernier. (2) Je me sens toujours plus ou moins embarrassé pour dire à mon prochain le bien que je pense de lui, lorsque je suis hors de la France; car on manque rarement cette occasion d'accuser dans ma personne la sincérité de ma nation, et de me dire en face ou de penser tout bas que les Français sont de vains complimenteurs. Mais ce serait pousser un peu loin la crainte de l'opinion que de ne pas oser adresser à qui le mérite un éloge pesé et mesuré, parce que mes compatriotes ont la réputation de distribuer à droite et à gauche des louanges indiscrètes et intempérantes. Je n'avais pas l'honneur de connaître M. Carré avant que la Société Guernesiaise m'eût rendu le service, dont je la remercie, de me mettre en rapport avec lui. On m'avait bien dit que M. Carré était un penseur et un écrivain: mais, telle est l'incrédulité naturelle du cœur de l'homme ! je ne le

(1) Voyez la note de la page 6.

(2) Sur les constitutions politiques en général et sur celle de Guernesey en particulier.-Nous n'avons eu encore que la première partie de ce travail.

croyais qu'à moitié. Sa belle étude morale sur les constitutions politiques m'a causé un plaisir assez difficile à définir; j'ose le comparer, sinon l'égaler, au plaisir qu'éprouverait un gourmet littéraire, qui serait en même temps amateur de philosophie, en lisant quelques pages inédites de Malebranche, ce doux et profond métaphysicien du dix-septième siècle. M. Carré doit l'originalité de ses idées et la distinction de son style aux excellentes qualités de son esprit d'abord, mais aussi (ce paradoxe va bien vous étonner) au privilége qu'il a de penser et d'écrire, non à Paris, mais à Guernesey. Si le séjour de Paris est favorable au développement de toutes sortes de qualités de l'esprit, il est funeste, ne vous y trompez pas, à ces deux qualités éminentes que M. Carré possède à un si haut degré : l'originalité des idées et la distinction du style. Un homme d'esprit et de talent, qui passe la plus grande partie de l'année à la campagne, me disait dernièrement: "J'ai besoin d'aller voir de temps à autre ce qu'on dit à Paris; mais au bout de quinze jours, j'en ai bien assez; tout le monde répète la même chose, et je m'aperçois que je commence à faire comme tout le monde; je me sauve à la campagne pour me retrouver moi-même." Il a raison. On a beau avoir de l'esprit et du talent, on n'échappe que par la fuite à l'influence de ce tourbillon d'idées banales qui tue la pensée, et de cette littérature à trois sous qui tue le style. Guernesey conserve avec une fidélité touchante le dépôt de notre vieille langue. Ici, un pasteur qui compose un sermon, un législateur qui veut proposer ou discuter une loi, un philosophe qui médite une étude sur les constitutions, ne va pas demander des leçons aux marchandes de Granville et de Saint-Malo qui enseignent gratis le français moderne sur la place du marché; il se nourrit

des classiques français: de là un style unique, qui n'a pas sous toutes les plumes guernesiaises l'admirable correction du style de M. Carré, mais d'où s'exhale toujours un délicieux parfum d'antiquité.

On se nourrit moins des auteurs modernes, et, en cherchant un sujet de conférence littéraire qui pût me fournir l'occasion de quelques citations intéressantes et nouvelles pour la plupart d'entre vous, je me suis rappelé que les poésies d'Alfred de Musset ne sont guère connues à Guernesey. Ne prenez pas ceci pour un reproche. Comment pourrions-nous jouir à la fois de toutes les richesses dont nous sommes entourés? L'Angleterre d'un côté, la France de l'autre, sans parler de l'île même de Guernesey qui a aussi ses chants nationaux et possède encore son vieux troubadour, (1) ont produit dans ce siècle tant d'écrivains, tant d'ouvrages remarquables, qu'il est bien difficile à des personnes occupées, je ne dis pas de rester au courant de tout ce qui paraît (cela est impossible), mais de prendre connaissance peu à peu de tout ce qui demeure. Nous devons nous résigner à ignorer beaucoup de choses, et en même temps nous efforcer d'en ignorer le moins possible. A Guernesey, on a quelque loisir. Cette heureuse petite île ne souffre ni de la fièvre d'affaires qui consume Londres, ni de la fièvre de plaisirs qui dévore Paris. Tranquillement assis, au coin de son feu en hiver, au bord de la mer en été, on a un peu de temps pour lire. Il est vrai que, pour lire, il y a deux choses plus nécessaires encore que du temps: ce sont des livres et des lecteurs. La littérature anglaise n'est, je crois, ni moins répandue, ni moins connue à St. Pierre-Port que de l'autre côté de la Manche; ici comme en Angleterre,

(1) M. Métivier.

comme partout, une portion de la société s'instruit; le reste se promène, admirant à la campagne et dans les rues de la ville les beautés de la création. Mais la litté rature française est positivement moins facile à trouver ici que sur le continent; je ne parle pas des vieux livres monuments vénérables d'un temps disparu où l'île entière parlait français, ces vieux livres sont sacrés, les prêtres seuls y touchent; je parle de la France toutà-fait moderne, et contemporaine; sa littérature est si rare à Guernesey, qu'on ne trouve qu'à grand' peine chez les libraires quelques romans de Victor Hugo, et qu'on ne peut nulle part trouver toutes ses œuvres, pas même à Hauteville House.-La Société Guernesiaise, cette intelligente association de généreux amis de Guernesey qui ont à cœur de ranimer et de prolonger autant que possible l'existence du français dans l'île, non point par un puéril esprit d'opposition à l'inévitable et juste influence de l'Angleterre, mais parce qu'ils comprennent que leur belle terre libre doit son indépendance et sa physionomie originale aux vieilles institutions qu'elle tient de sa voisine, la France, tout en étant placée sous le gouvernement de la Reine,-la Société Guernesiaise a pensé, et le monde est de son avis, que pour parler français il est utile de lire du français. Elle a fondé une bibliothèque et ouvert une salle de lecture. Elle commence donc à avoir des livres; ce qu'elle demande maintenant, ce sont des lecteurs et des lectrices.

Des trois princes de la poésie française dans ce siècle, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, Alfred de Musset, le plus jeune, est mort depuis onze ans. Je ne vous parlerai presque pas de sa vie, j'aime mieux vous parler de sa poésie et surtout vous en lire. Son histoire

« PrécédentContinuer »