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LITTÉRAIRE

ET DRAMATIQUE.

POÉSIE.

De la poésie en 1862. Sa place au milieu des œuvres littéraires.

Il est rare à notre époque que la poésie fournisse à l'histoire littéraire de l'année ses plus mémorables souvenirs. L'année 1862 ne fera que confirmer cette remarque générale. Elle ne compte, en poésie, aucune de ces œuvres d'éclat qui, bonnes ou mauvaises, s'imposent à l'attention publique, passionnent les lecteurs et les partagent, ainsi que les critiques, en deux camps. Nous n'avons rencontré, en cinq années, qu'un seul livre de poésie qui eût cette bruyante fortune: c'est la Légende des siècles, et nous ne lui avons pas marchandé l'espace1. Aujourd'hui l'auteur puissant et inégal de ces étranges poëmes a produit encore une fois autour de son nom ce double courant de passions

1. Voy. t. II, p. 1-29.

et de jugements contraires; mais sa nouvelle œuvre appartient au roman, au genre le plus chargé déjà de productions de toute origine, de toute nature et de toute valeur.

Les volumes de poésie ne s'effacent pas seulement cette année devant le roman; ils passent, dans nos préoccupations littéraires, après le théâtre, où la poésie a encore une place, mais secondaire. C'est à la prose qu'appartiennent, sur la scène comme dans le livre, les événements littéraires du moment. La critique littéraire, l'histoire, les voyages, la philosophie, l'érudition même, tous les genres dont la prose est la forme, comptent des livres qui ont eu plus de retentissement que le meilleur ou le plus heureux volume de vers. Et pourtant, ainsi que nous l'avons remarqué plus d'une fois, la poésie n'est pas morte; elle n'est qu'endormie. Il suffit d'un souffle pour la réveiller, d'une inspiration vraie, ardente, profonde, pour lui rendre l'éloquence et lui donner une fois de plus l'empire des âmes. Car c'est toujours par elle qu'un écrivain de génie s'empare d'une génération tout entière. Une belle strophe, un simple couplet, dans lesquels s'incarnent un sentiment sympathique ou une noble idée, les portent plus vite et plus loin que le plus populaire des livres d'enseignement ou d'histoire, des romans et des drames.

C'est donc sans regret que nous conservons ici à la poésie le premier rang que nous lui avons assigné une fois pour toutes, comme à la plus belle forme des œuvres littéraires. Si l'éclat et la popularité manquent souvent aux livres consacrés à son culte, leur nombre et leur variété prouvent que la foi et la bonne volonté ne manquent pas à ses adorateurs. Tous les genres de poésie ont encore au milieu de notre société prosaïque, leurs représentants; toutes les cordes vibrent tour à tour sous une foule de doigts; la forme du vers est presque partout en progrès, si l'inspiration fait défaut. Sans tenir lieu des poëtes de premier ordre, ceux du second nous en donnent souvent la mon

naie, et, quelque genre qu'il vous plaise de parcourir, nous trouverons encore marquées au coin du talent les œuvres mêmes qui ne nous consolent pas de l'absence du génie.

La poésie au service des idées sociales, philosophiques ou religieuses. Enseignement ou satire. MM. du Pontavice de Heussey et A. du Cournau.

M. du Pontavice de Heussey dont les premiers essais poétiques annonçaient surtout une nature vigoureuse, continue de se développer dans le sens de son talent. Il a conscience de la force que réclame le genre de poésie auquel il s'est voué, et il intitule résolûment son dernier recueil de vers: Poëmes virils '. Le premier morceau et le plus important est une imitation en vers du Prométhée d'Eschyle. Cette poésie de l'antique Grèce est bien l'école des forts. Eschyle nous apparaît dans cette œuvre grandiose et terrible comme une sorte de Michel-Ange de la Tragédie. Son Prométhée est plus grand que nature; en le concevant et en l'animant d'une telle vie, l'auteur a créé un de ces types où l'humanité se reconnaîtra toujours, quoique transformée par l'aspiration vers l'idéal. Quoi de plus grandiose que ce spectacle du droit écrasé par la force, et conservant dans sa défaite la conscience de son immortalité! Quel sentiment du progrès éternel, au milieu des chutes du présent! Quelle belle alliance de l'intelligence et de la liberté, dans cette révolte de la raison contre l'oppression d'un ciel injuste, de la volonté humaine contre le destin! M. du Pontavice de Heussey a su reproduire dans notre poésie, cette måle fierté de la poésie grecque; l'illustre rebelle parle à l'envoyé du puissant Jupiter avec simplicité à la fois et

1. Castel, in-18,

238 p.

Voy. t. III de l'Année littéraire, p. 6-9.

grandeur; les plaintes déchirantes des Océanides font ressortir encore ce que son langage a de hautain et d'inflexible. Sous son nouveau voile de vers français, la légende du Prométhée enchaîné, a l'air d'une allégorie transparente de nos modernes destinées.

La plupart des petites pièces de vers qui composent ensuite les Poëmes virils, conservent le ton qu'Eschyle semble avoir donné à l'auteur. Quelques-unes sont de vives satires contre le temps présent. En Province est la peinture sinistre de la morne influence attribuée à la centralisation sur toute la France.

Drapeau rouge ou drapeau tricolore,

La France meurt de faim et Paris de pléthore.

La Colère du forgeron est une terrible mise en scène des effets de la misère populaire. Question sociale à part, c'est un sombre et vigoureux tableau.

Voici dix ans que ce brave homme
Prend sur sa faim et sur son somme
Pour mettre à l'épargne un écu;
Noir de charbon et de limaille,
Dix ans qu'il sue et qu'il bataille,
Toujours debout, toujours vaincu!

Elohim, titre qui semble promettre un poëme biblique n'est qu'une poignée de méchancetés un peu voltairiennes à l'adresse des dieux modernes. Ces dieux qui ne s'en vont pas, mais qui savent descendre, qui se transforment avec la société pour la dominer et en tirer profit, M. du Pontavice de Heussey essaye de leur faire une guerre d'épigrammes, où perce malgré lui la colère.

En se découronnant des splendeurs d'un vain titre,
Au fond du cœur humain ils se sont faufilés;
Ils entrent au logis sans casser une vitre :
Les dieux de notre temps ont tous de fausses clés.

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