Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

facile d'extraire, pour la discuter. Mais quand bien même on trouverait ces aspirations panthéistes aussi déraisonnables que l'hallucination mystique qui domine tout le livre, il faut convenir que rien ne soutient et ne vivifie le style comme cette circulation intime du sentiment et de l'idée dans les moindres détails de la phrase. Lorsqu'on sent ainsi la pensée animée palpiter dans toutes les veines. d'une œuvre personnelle, une moindre connaissance de la langue, un culte moins fervent de la forme suffirait pour faire un véritable écrivain.

Je serais tenté de regretter pour M. Lataye que son livre ait un caractère aussi marqué d'autobiographie. C'est le charme et la force des œuvres de début; on sent l'homme sous l'auteur hominem pagina nostra sapit, nous dit-on avec Martial. Mais cette cause de succès de tant de premiers livres rend plus difficile l'épreuve des seconds ouvrages; la veine personnelle a été épuisée d'un seul trait: il faut fouiller au fonds commun et se l'approprier par le style proprie communia dicere. Nous attendons donc nos débutants à leur second roman. Heureux ceux qui, comme M. Lataye, ont fait preuve, en décrivant leurs propres sentiments, du talent d'écrire ! Ils se sauveront par le style; ils sauront encore être eux-mêmes lorsqu'ils mettront en œuvre, au lieu de leurs sensations particulières, les sentiments généraux de l'humanité.

Romans de début: titres provocants, petits moyens de succès.
MM. Claretie et de Cénar.

Si l'on voulait voir combien la littérature de nos jours est parfois grosse de prétentions, petite de résultats, empressée de tout de sacrifier au succès, c'est au roman, et

au roman de débutant, qu'il faudrait demander des exemples. Nous avons vu dans ces dernières années quel bruit on peut faire avec un livre où l'étalage de la passion satisfaite par la débauche a la prétention de tirer des peintures les plus crues je ne sais quel enseignement moral. On espère cumuler ainsi le succès qui s'attache aux choses scabreuses avec les sympathies qui sont dues à des aspirations élevées. Parmi les jeunes littérateurs qui se jettent chaque jour dans cette voie mauvaise, nous citerons M. Jules Claretie, qui écrit dans le nouveau journal la France sous un pseudonyme nobiliaire; il y entre du moins avec une résolution digne d'une meilleure cause.

Son premier roman, que trois autres menacent de suivre, a ce titre provocant: une Drôlesse. Il raconte les exploits d'une fille de bas étage qui arrive, à force d'astuce et de séductions, à prendre, sous le beau nom de comtesse de Montfort, un des premiers rangs dans les régions équivoques et brillantes du demi-monde parisien. Une de ses victimes est un honnête avocat de Toulouse qui, fasciné par les artifices les plus grossiers, oublie, à cinquante ans, sa position, sa femme, ses enfants, et sacrifie à une maîtresse d'un jour sa fortune et son honneur; il est sauvé par son fils aîné, loyal journaliste toulousain, avec le concours d'un journaliste non moins loyal de Paris, qui connaissait à fond la drôlesse, pour avoir failli être une de ses victimes. Grâce au dossier d'une instruction criminelle dirigée autrefois contre la prétendue comtesse de Montfort, on intimide l'aventurière, et on l'embarque au Havre pour l'Amérique. Le père, si violemment sauvé, pardonne difficilement à son libérateur, et une honorable famille est désolée sans retour.

1. Dentu in-18, 320 p. Les titres des trois autres, annoncés comme prochains, sont un Péché de grande dame; les Ornières de la vie; les Rôdeurs des coulisses. Même librairie.

Je ne conteste pas la moralité de ce dénoûment. La peinture du vice se sauve par celle des désastres, ses conséquences naturelles. Mais je ne vois pas comment un récit de cette nature, plus ou moins renouvelé du Père prodigue, peut s'annoncer, dans une préface, de la manière pompeuse que voici :

Je suis de ceux qui aiment ce temps. Les âmes nobles y trouvent leur pâture; les cœurs élevés y sont compris et s'y comprennent. On a beau nier le mouvement, la terre se meut. L'honneur marche. Qu'on ne nous jette pas au visage des diatribes, sous forme de louanges à des époques disparues. Je répondrai par le présent, par les jeunes hommes de vingt-cinq ans, qui ont étouffé sous la raison sublime les vaines flammes de passion, qu ont la foi vivace, le courage superbe, l'espérance inextinguible en un idéal réalisable.

Je m'arrête, ou je reviens à ce que, tout à l'heure encore, je vous disais je crois aux hommes de ce temps. De quelque nom qu'ils s'appellent, ils ont leur tâche à remplir; ils la remplissent, et font une France nouvelle qui réalise, dans toute sa haute acception, ce mot du sublime Shakspeare: La France est le soldat de Dieu.

Tout cela et bien d'autres choses encore à propos d'une Drôlesse! Peut-on porter plus loin l'emphase, et peut-on plus mal la placer! Jeunes gens, jeunes gens, dites un peu moins que vous vivez, que vous pensez, que vous agissez, et faites-le voir davantage. Des œuvres, des œuvres, et moins de paroles! Ayez toute l'ambition que vous voudrez; mais que les effets y répondent.

M. Jules Claretie cherche en outre le succès par un moyen curieux que pratiquent volontiers les littérateurs de la province et ceux de la petite presse, jaloux de passer à la grande. Il intéresse à la fortune de son livre toutes les notabilités de la critique, en se faisant le trompette de leur gloire. Au début du roman, son journaliste honnête assiste, avec l'avocat de Toulouse, à la première représentation

des Effrontés: tous les rois et princes de la presse sont là, et il les passe en revue, en éblouissant le provincial du récit de leurs mérites. Chacun de « ces messieurs de la pensée qui ont leur portrait-carte à la vitrine du photographe,» reçoit son coup d'encensoir. Et quel coup! quels parfums enivrants! quelles louanges à brûle-pourpoint! C'est en l'honneur des vivants une oraison funèbre anticipée. On dirait une revue officielle des académiciens par un récipiendiaire. Ce rôle de thuriféraire universel est aussi déplacé dans une œuvre d'art que le serait un système d'agressions hors de propos, destiné à attirer l'attention sur l'auteur par le scandale. J'ai déjà conseillé aux romanciers trop préoccupés de jeter le gâteau de miel aux cerbères de la presse, de songer plus à leur œuvre qu'à l'accueil de la critique, de s'emparer du public sans se préoccuper tant de leurs juges; et alors leurs juges compteront avec eux.

On peut aussi reprocher la recherche d'un titre provocant au roman de début, Pécheurs et Pécheresses, signé du pseudonyme anagrammatique de J. de Cénar1. Mais, si l'auteur fait appel à une curiosité mauvaise, il ne tient pas plus que son collègue, M. Claretie, à la satisfaire à tout prix. Le principal tort des deux histoires réunies dans son volume est d'ètre un peu communes. La première, Au sortir du collège, est une aventure d'étudiant de première année avec une grisette du quartier latin, à laquelle sa famille et son entourage ne donnaient pas l'exemple de la vertu. Le sujet ne valait pas la peine d'être raconté, et aucune étude psychologique ou morale ne le relève. Le second récit, A vingt-cinq ans, est celui de la passion d'un oisif pour une petite marchande de la ville de Pau, d'une éducation et d'un esprit supérieurs à sa position et à son

1. Michel Lévy, in-18, 308 pages.

mari. La jeune femme échappe par la fuite à une surveillance ombrageuse et à de justes colères; elle abandonne son mari et sa fille pour venir vivre à Paris avec son amant. Malgré l'ardeur constante de cet amour adultère, elle ne peut être heureuse; le souvenir de sa fille et la pensée des jugements du monde la poursuivent; la nécessité de se cacher l'accable. Enfin la nouvelle de la mort de son enfant la frappe comme la foudre et lui ôte la raison. Son amant s'engage dans un régiment qui part pour la guerre d'Italie.

D

Cette seconde nouvelle est plus vigoureusement traitée que la première. La situation, sans se compliquer d'incidents, est approfondie; la fatalité qui pèse sur toutes les relations coupables de cet ordre produit ses conséquences naturelles. L'auteur n'en tire pas les conclusions morales; il n'empêche pas de les tirer. Il est de ces peintres ou de ces conteurs qui n'admettent ni ne repoussent la moralité, mais pour qui elle n'existe pas. Le sentiment du devoir n'est pas foulé aux pieds par leurs « pécheurs et leurs « pécheresses; il leur est étranger. Une honnête femme perdue, un mari déshonoré, une maison ruinée, un enfant abandonné rien de tout cela ne compte dans la balance de la passion. Il faut des aventures de police correctionnelle aux romans de ce genre, comme il en faut aux faits divers et aux comptes rendus judiciaires des journaux. La seule chose est de les bien conter. Les jeunes romanciers qui ont le tort de débuter dans cette littérature inférieure, ne doivent pas avoir celui de s'y arrêter. On peut proposer un but plus élevé même à de simples amusements littéraires. M. J. de Cénar a du moins prouvé, dans ce cadre trop bas et trop étroit, qu'il sait écrire. Son prologue et sa seconde nouvelle contiennent quelques pages bien senties. Qu'il renonce donc, ainsi que l'auteur d'une Drôlesse, à chercher le succès d'un jour, d'une heure, par des séductions de mauvais aloi, Celui qui se sent de l'avenir doit

« PrécédentContinuer »