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par la victoire du Nord, l'auteur se trouve donner des armes au parti sécessionniste, sans épouser la cause des défenseurs de l'esclavage. M. Aug. Carlier nous paraît appartenir de bonne foi à cette école qui, ferme sur les principes, mais très-préoccupée des difficultés de la pratique, se résigne à l'ajournement de leur application.

Nous trouvons chez le comte Agénor de Gasparin une exposition moins complète des questions philosophiques et éthnographiques engagées dans la crise américaine, mais une plus grande confiance. dans le triomphe prochain des principes qui les dominent. Lorsque la guerre éclata, pleine de menaces et de dangers, au milieu des prédictions sinistres qui annonçaient à la jeune démocratie des ÉtatsUnis sa décadence prématurée, M. Gasparin ne songeait qu'à lui crier Espoir et courage, et d'une plume amie, il intitulait un livre de circonstance: Un grand peuple qui se relève. Il a donné, cette année, un complément à ce premier livre, sous ce titre : l'Amérique devant l'Europe, principes et intérêts 1. Le même sentiment de confiance s'y retrouve. L'Amérique est entrée dans une voie douloureuse, sans doute, mais c'est celle du progrès, et il y a lieu d'applaudir à ses conquêtes morales, s'il y a lieu de regretter qu'elles lui coûtent si cher. « Je suis de l'avis de Sénèque, dit M. de Gasparin : ce n'est pas la tempête qui fatigue, c'est la nausée. Ce qui nous a fatigués en Amérique, c'est le spectacle de débats ignobles, c'est l'abaissement progressif d'un peuple qui s'agitait sans avancer. Mais depuis qu'il avance, même au milieu de l'ouragan, notre lassitude morale a cessé. >>

L'auteur de l'Amérique devant l'Europe envisage surtout la question au point de vue des faits; il voit et discute les causes immédiates ou prochaines, les effets probables, les

1. Michel Lévy frères. In-8, 556 pages.

complications nées ou à naître. Il mêle la diplomatie à l'histoire, cite les documents, les rapproche, les compare, en tire les conclusions qui lui paraissent légitimes. Il juge, il approuve, il blâme, il conseille; il fait appel à l'humanité, aux sentiments chrétiens, à l'intérêt intelligent des peuples, et, comme si la raison, la morale et la religion avaient l'habitude d'être les arbitres des choses humaines, il ne peut les voir aussi bien d'accord sur une question si importante pour tous, sans se persuader que leur voix finira par être entendue.

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La civilisation étrangère révélée par les mémoires contemporains. M. Al. Hertzen.

Les mémoires intimes répandent sur les pays étrangers, comme sur les temps reculés, plus de lumière souvent que les ouvrages d'histoire solennelle. L'éloignement cesse également quand nous nous transportons dans le passé avec les souvenirs des contemporains, ou dans les pays d'une civilisation différente de la nôtre, au moyen des relations de ceux qui y ont vécu. C'est ainsi qu'un grand jour est jeté sur la Russie par les mémoires du célèbre romancier Alexandre Hertzen, dont, M. H. Delaveau vient de traduire un troisième volume sous ce titre le Monde russe et la révolution1. L'auteur raconte, entre deux exils, la vie qu'il a menée dans les lieux où il était interné, suspect comme écrivain, plus suspect encore comme penseur. La vie russe, la société, l'administration, l'organisation militaire de tous les services, sont peints d'après nature; hommes et choses sont également pris sur le fait. M. `Alex. Hertzen n'est pas un observateur ordinaire; il voit plus les apparences; il démêle les causes à travers les

loin

que

1. Dentu. In-18, 356 pages.

effets; il montre la réalité du désordre sous un ordre factice.

Il ne se borne pas à critiquer le présent, il aspire vers un avenir plus juste et plus conforme à la dignité humaine; il professe le dogme du progrès et il en demande tour à tour la formule aux sectes philosophiques et religieuses de ce temps-ci, convaincu que chacune d'elles, sans la révéler tout entière, en possède les éléments. On est étonné d'apprendre de lui quel mouvement il se faisait dans les idées de la Russie à l'époque où les esprits en France étaient travaillés par une secrète fermentation. Toutes nos écoles socialistes, le néo-catholicisme de M. Buchez, le fouriérisme, le saint-simonisme, le phalanstère, le communisme même de Cabet, avaient à Moscou, vers 1840, des adeptes et des apôtres. L'auteur du Monde russe et la révolution, nous trace les portraits de quelques-uns de main de maître; il fait voir une rare intelligence du temps présent, des maladies morales qui nous tourmentent, de la crise vers laquelle elle nous pousse : crise universelle sans doute, puisque la toute-puissance de la police russe ne peut réussir à la conjurer.

Le livre de M. Hertzen est, en dernière analyse, celui d'un homme qui pense et qui fait penser. De plus, il se lit, dans la traduction, comme un ouvrage français bien écrit. Est-ce l'effet de la grande habitude que l'auteur russe a des idées et des mœurs françaises, ou celui du talent de son traducteur? C'est sans doute l'effet de ces deux causes à la fois.

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Les brochures d'actualité. La discorde au camp des publicistes. MM. Pelletan et Proudhon.

Les brochures qui s'élèvent au jour le jour sur les questions contemporaines, et à propos des événements récents,

sont toujours aussi nombreuses, et la simple énumération de leurs titres suffit à résumer l'histoire universelle de l'année. On trouvera plus loin cette liste si féconde en souvenirs1. On remarquera que l'année 1862 a fourni, en politique, peu de sujets nouveaux à l'ardeur altérée d'encre des diplomates du coin du feu. Les questions débattues sont à peu près les mêmes; au dehors l'Italie et Rome, au dedans l'accomplissement des libertés promises : voilà pour les affaires de l'État. Dans la république des lettres, les brochures ont des thèses plus imprévues : les débats de la question de lapropriété littéraire, l'exécution violente de Gaëtana à l'Odéon, l'agitation du quartier des Écoles au sujet du cours d'hébreu de M. Ern. Renan, ouvert pour un jour, les témérités du Fils de Giboyer à la Comédie-Française, la publication surtout des Misérables, ont leur écho bibliographique chez M. Dentu et les autres éditeurs de brochures d'actualité.

Les événements littéraires nous ont, pour la plupart, arrêtés assez longuement pour que nous n'y revenions pas ici d'une façon incidente et détournée. Parlons plutôt des brochures relatives à un mouvement d'idées qui sans leur publication resterait étranger à notre volume.

Parmi les voix qui s'élèvent dans le concert ou la discorde des passions politiques, celle de M. Pelletan mérite, à divers titres, d'être écoutée. L'auteur de la Profession de foi du dix-neuvième siècle, et de tant d'autres ouvrages qui affirment, dans nos jours de crainte ou d'indifférence, le libre droit de la pensée et le mettent en pratique, est un de ces hommes sincères qui n'acceptent aucun mot d'ordre, même celui du parti où on les range et qui savent ne plus être de l'avis de leurs amis, quand leurs amis leur paraissent faire fausse route. Avec un tel besoin et une telle habitude d'indépendance, on est exposé à être seul de son

1. Voy. l'Appendice bibliographique.

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opinion, ou, qui pis est, à faire chorus en passant avec les ennemis de ses idées les plus chères; on a l'air, quelquefois, de tirer sur les siens; mais on prouve que la vérité, ou ce que nous prenons pour elle, nous est plus chère que des intérêts de parti ou nos propres intérêts. Si l'on se trompe, on le fait avec éclat; on n'enveloppe pas ses dissentiments dans un demi-jour; on ne garde pas des ménagements extérieurs pour des opinions que l'on désavoue en secret; on parle et on pense tout haut; on loue et l'on blâme selon sa conscience; instrument indocile d'un parti, on est le soldat de ses convictions et l'on est prêt à en être le martyr.

M. Pelletan aurait pu dater les deux brochures qu'il vient de publier de la prison de Sainte-Pélagie, où l'a conduit une récente condamnation pour délit de presse. Il y traite tour à tour la politique intérieure et la politique étrangère, au dedans la question de la presse libre, au dehors celle de l'unité de l'Italie. C'est sur cette dernière qu'il se sépare de ses amis de la démocratie, en préférant pour la Péninsule une république fédérative à l'unité monarchique. Le titre de sa brochure, la Comédie italienne1, dit un peu clairement comment il juge tout ce qui s'est fait jusqu'à ce jour pour la reconstitution de ce beau pays. Il veut autant que personne l'indépendance de l'Italie, mais il déplore son incorporation au royaume de Piémont comme devant, un jour ou l'autre, étouffer sa renaissante liberté. La fameuse formule du comte de Cavour: « L'Église libre dans l'Italie libre » lui semble chimérique. L'Eglise, qui ne doit vivre que du droit commun et qui lui semble destinée à en mourir, ne peut entrer dans l'État sans perdre sa liberté, et l'État italien ne peut marcher dans les voies de la centralisation à la suite de certains Etats européens sans étouffer dans leur germe toutes les aspirations libé

1. Pagnerre. In-8.

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