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Tout à fait au bord de la mer, au milieu des mouvements de terrain sur lesquels sont les débris du fort Génois et qui descendent vers la baie de la Quarantaine, s'élevait la petite chapelle de Saint-Vladimir (1). Des soldats isolés, plus audacieux que les autres, se glissaient souvent à travers les plis de terrain vers l'établissement de la Quarantaine abandonné par les Russes, pour en enlever ce qui pouvait servir, soit à les mettre à l'abri, soit à alimenter le feu devant les tentes, le bois commençant à manquer.

A ces soldats déjà coupables, succédaient des rôdeurs qui, dans toutes les armées, vont, au mépris des ordres et de la discipline, cherchant quelque chose à piller. Ils avaient pu franchir inaperçus la chaîne des avant-postes, et pénétrer la nuit dans cette petite chapelle placée sous le patronage du saint protecteur de la Russie.

Le général Forey, ayant eu connaissance de ce fait, adressa aux troupes du corps de siége un ordre du jour dans lequel il stigmatisait cet acte de vandalisme avec toute la sévérité qu'il méritait. II ordonna une enquête pour découvrir les coupables; et quelques hommes, signalés dans divers corps, furent envoyés aux fers sur un bâtiment à Kamiesch. Un poste fut établi dans les environs pour empêcher la continuation d'un pareil scandale; mais le plus grand mal était fait, et nos

1. Sébastopol s'élève sur le lieu consacré par la conversion de saint Vladimir, le premier czar qui ait introduit le christianisme en Russie.

travaux de siége ne tardèrent pas à envelopper le terrain sur lequel cette église était construite.

Tel est le fait dont il est question dans la lettre du prince Menschikoff; mais le général en chef de l'armée russe avait oublié de dire ou de se rappeler, que tous les objets sacrés qui ornaient la chapelle de Saint-Vladimir avaient été religieusement transportés au monastère de Saint-Georges, et que cet antique monastère lui-même devait sa conservation aux soins que l'on avait pris pour le garantir de toute dévastation; qu'un poste français avait été établi au monastère pour le protéger, et que la sollicitude du général en chef de l'armée française pourvoyait chaque jour aux besoins des moines, auxquels on avait permis de continuer à résider dans cette sainte demeure (1).

LIX. La journée du 5 novembre avait été glorieuse pour nos armes; l'ennemi, qui était venu nous attaquer avec des forces considérables, avait été repoussé, laissant sur son chemin une large traînée de morts. La confiance aveugle du prince Menschikoff avait été terrassée, et les deux fils de l'Empereur, venus pour assister à la ruine complète des armées alliées, avaient vu les troupes russes décimées, regagnant en désordre leurs positions. C'était une réponse digne de la France et de l'Angleterre à l'orgueilleuse dépêche du général en chef de l'armée russe, qui

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(1) Tous ces renseignements sont d'une rigoureuse exactitude, et nous ont été donnés par le général en chef.

écrivait au prince Paskewitch: qu'une terrible calamité était suspendue sur la tête des envahisseurs, pour les châtier dans leur orgueil et dans leur ambition; dans quelques jours, disait-il, ils auraient péri par le fer ou auraient été jetés à la mer, et de ces deux armées qui s'étaient flattées de s'emparer de Sébastopol et de la Crimée, il ne resterait pas un soldat pour rapporter dans leur pays la nouvelle de leur entière destruction (1).

Toutefois, cette attaque, qui avait précédé d'un jour la date fixée pour l'assaut, avait changé la situation. Une armée tout entière est accourue au secours de la ville assiégée, soit des côtes d'Asie, de Kertch, de Kaffa, de Nicolaïeff. Les Russes ne sont plus seulement attaqués devant Sébastopol; ils attaquent à leur tour; et, tout en poussant nos travaux contre la place, nous avons à nous défendre sur l'ensemble de nos positions, que des forces imposantes peuvent à tout instant inquiéter.

Devant cette subite complication, devant les pertes sérieuses, surtout de l'armée anglaise, fallait-il donner l'assaut projeté, ou convenait-il mieux, dans les condi

(1) En effet, quelques jours auparavant, une dépêche du prince Menschikoff avait été interceptée. Les termes de cette dépêche, qui parlait de la ruine complète des armées alliées, causèrent une grande émotion aux deux gouvernements anglais et français. On s'empressa d'en faire parvenir l'avis aux généraux en chef, pour qu'ils se préparassent à une attaque formidable; cet avis n'arriva en Crimée qu'après la sanglante journée d'Inkermann.

« La dépêche du prince Menschikoff, si elle est vraie, répondit le général Canrobert, a reçu sa réponse le 5 novembre. »

tions actuelles, d'attendre des renforts qui ne devaient pas tarder à arriver? La question était grave, la situation pressante, les décisions devaient être rapidement prises, pour profiter, en cas d'attaque, de la démoralisation de cette armée qui avait passé d'une confiance entière au désenchantement d'une cruelle défaite.

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LX. Dès le lendemain, 6 novembre, un conseil de guerre se réunit chez lord Raglan à ce conseil assistaient, outre les deux généraux en chef, les généraux Bosquet, Forey, Bizot, Martimprey, Trochu; du côté des Anglais, les généraux Burgoyne, England, Airey, Rose. Les deux commandants en chef de l'armée de mer, Dundas et Hamelin, retenus au mouillage de leur flotte, étaient représentés par les vice-amiraux Bruat et Lyons, chefs énergiques, audacieux, entreprenants.

Jamais peut-être question plus grave, plus solennelle ne fut agitée dans un conseil.

Le canon des assiégeants tonnait contre la place, et tout autour de la ville assiégée étaient étendus, sur les terres ensanglantées, des milliers de morts, attendant la sépulture. Le général en chef français fit un exposé fidèle de la situation, des ressources dont on disposait, des éventualités à craindre, des forces considérables ennemies, qui pouvaient à tout instant se ruer sur nos positions, comme elles l'avaient fait la veille. Il ne cacha pas, non plus, que l'approche de l'hiver allait créer de grandes difficultés et soumettre les deux armées à de rudes et mortelles épreuves.

. Messieurs les généraux et amiraux, dit-il en terminant, vous avez été appelés au sein de ce conseil pour émettre franchement votre opinion; dans ces conditions faut-il ajourner l'assaut ou le donner immédiatement, ainsi que cela avait été décidé?.

Il n'y eut pas hésitation dans le conseil : tous les avis furent unanimes pour l'ajournement, jusqu'à l'arrivée de renforts; l'insuccès eût pu devenir un déplorable désastre.

Les chefs de l'armée avaient prononcé; tous ces hommes résolus, énergiques, avaient reconnu l'impérieuse nécessité de ne pas livrer au hasard le salut de l'armée et la gloire de nos armes.

Le général Canrobert explique ainsi lui-même la situation dans une dépêche particulière, en date du 8 novembre.

«

Malgré la résistance acharnée que, lord Raglan et moi, nous nous attendions à renconter dans cette vaste et exceptionnelle place, dont les ressources en artillerie, et en munitions de tout genre sont immenses, notre confiance dans le succès était grande, lorsque l'arrivée inattendue d'une partie de l'armée du Danube, que l'on devait croire retenue vers le Pruth par les Autrichiens et les Turcs, et d'autres renforts arrivés en voiture de l'intérieur, formant un effectif d'au moins 100 000 hommes, ont dû appeler toute notre attention contre cette armée.

"

Elle n'aurait pas manqué de nous prendre en flanc,

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