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graphe la dépêche que nous avons rapportée plus haut, il manda le général Pélissier dans sa tente.

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Général, lui dit-il, j'ai été longtemps sous vos ordres en Afrique; aujourd'hui c'est vous qui êtes sous les miens. De la haute position qui m'était confiée, j'ai dû vous étudier, et j'ai reconnu dans l'homme qui sait obéir sans murmurer, la rare qualité de l'autorité du commandement; cette autorité, il faut vous apprêter à l'exercer sur une grande échelle. »

Le général Pélissier le regarda avec étonnement.

<-Écoutez-moi avec attention, continua le général Canrobert les dissentiments qui se sont présentés, depuis quelque temps, entre lord Raglan et moi ont rendu ma position fausse avec le chef de l'armée anglaise et, par suite, mes relations très-difficiles. Selon moi, dans les circonstances actuelles, ma personnalité, par suite de ce concours imprévu d'événements, créait de sérieux obstacles dans une situation déjà trop tendue. Dès lors, il était de mon devoir, pour le service de l'Empereur et envers mon pays, de me retirer; j'ai demandé à Sa Majesté de vous donner le commandement en chef, en me permettant de me remettre à la tête d'une division.

«-Général, interrompit avec émotion le général Pélissier, ne faites pas cela, je vous en supplie; plus tard vous le regretterez amèrement.

« On ne regrette jamais de faire son devoir,» répondit simplement le général Canrobert.

Ce que ressentait le général Pélissier se trahissait dans

sa voix. Des larmes involontaires roulaient dans ses yeux; et comme le général Canrobert s'étonnait de l'émotion si grande qui se peignait sur ce visage mâle et guerrier.

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- Oui, lui dit le général Pélissier, je ne le cache point, je suis profondément ému, non par la responsabilité qui va peser sur moi, mais par une si complète abnégation de soi-même; attendez encore, général.

La dépêche est partie, dit le général en chef; la voici. >>

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Et il la remit au général Pélissier. Celui-ci se tut, et, après avoir parcouru la dépêche, serra les deux mains du général Canrobert; puis les deux chefs se séparèrent.

Cette scène est une des plus touchantes que l'on puisse retracer, et mérite que plus tard l'histoire l'enregistre dans ses souvenirs.

XXXII.

Le surlendemain, la dépêche télégraphique suivante arrivait au grand quartier général :

«

<< Paris, 16 mai, onze heures du soir.

L'Empereur accepte votre démission. Il regrette que votre santé soit altérée; il vous félicite du sentiment qui vous fait demander de rester à l'armée; vous y commanderez non pas une division, mais le corps du général Pélissier. Remettez le commandement en chef à ce général.

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Le général Trochu, premier aide de camp, et le co

lonel Waubert avaient seuls eu connaissance de la décision du général, qui, jusqu'au dernier moment, resta secrète.

En quittant le commandement en chef, il restait au général Canrobert à remplir un devoir que lui dictait son cœur, c'était de s'occuper de ceux qui étaient auprès de lui. De grand matin, il fit appeler les officiers de son état-major, et, en leur annonçant qu'il quittait le commandement en chef, il proposa à chacun ce qui pouvait plus particulièrement lui convenir. Tous inclinèrent la tête avec un sentiment de profonde amertume, mais aussi de vive reconnaissance pour ce dernier souvenir du général qui n'avait oublié personne.

XXXIII. Pendant ce temps, le général Pélissier, mandé par le général en chef, se rendait, le 19 au matin, au grand quartier général, accompagné seulement de son aide de camp, le lieutenant-colonel Cassaigne.

Le général Canrobert lui apprit que sa démission avait été acceptée par l'Empereur, et que Sa Majesté, ainsi qu'il le lui avait demandé, avait bien voulu le désigner pour son successeur.

Le commandement en chef devait lui être remis dans la matinée.

Le général Pélissier se rendit alors chez lord Raglan auquel il avait fait dire, par son officier d'ordonnance, le capitaine de Polignac, que la première pensée du nouveau général en chef avait été pour lui. - A huit heures et demie il était chez lord Raglan avec lequel il eut une

assez longue conférence, car ce grand événement devait évidemment, par la conséquence du fait même qu'il entraînait, ouvrir le champ à une voie nouvelle.

Vers midi, le général Pélissier était de retour au grand quartier général. Les généraux commandant les corps d'armée, les généraux de division et les chefs de service de l'artillerie et du génie, le chef d'état-major général, et l'intendant général avaient été convoqués et étaient réunis dans une grande baraque que le général Canrobert avait fait installer, depuis quelques jours seulement, pour ses bureaux.

Là, entouré des officiers de son état-major, avec une grandeur de caractère, une loyauté de parole qui lui est propre, le général Canrobert adressa ses adieux aux chefs de cette vaillante armée qu'il avait commandée si longtemps: adieux touchants, simples et dignes, qui émurent tous les cœurs et mouillèrent les yeux de larmes; lui seul, au milieu de tous, était calme et ferme, descendant de cette haute dignité du commandement avec la même simplicité qu'il y était monté.

<< - Celui qui va vous commander, dit-il en terminant, est déjà connu de tous par ses grands services militaires. Je remets entre ses mains une belle et vaillante armée, qu'il conduira à la victoire, et vous tous, messieurs les généraux, vous accorderez à mon successeur ce fidèle et infatigable appui qui a secondé et soutenu mes efforts, pendant les différentes épreuves que nous avons traversées; pour moi, j'ai demandé à l'Empereur, et je demande à notre nouveau général en chef, non l'hon

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neur du commandement important d'un corps d'armée, pour lequel Sa Majesté a bien voulu me désigner, mais celui de reprendre ma place de combattant à la tête d'une division. »>

Nul ne pourra peindre l'émotion de cette scène et l'impression profonde que produisirent ces dernières paroles (1).

(1) C'est dans ces termes nobles et chaleureux que le général Canrobert fit ses adieux à l'armée, le 19 mai 1855 :

& Soldats!

« Le général Pélissier, commandant le 1er corps, prend, à dater de ce jour, le commandement en chef de l'armée d'Orient.

« L'Empereur, en mettant à votre tête un général habitué aux grands commandements, vieilli dans la guerre et dans les camps, a voulu vous donner une nouvelle preuve de sa sollicitude, et préparer encore davantage les succès qui attendent sous peu, croyez-le bien, votre énergique persévérance.

«En descendant de la position élevée où les circonstances et la volonté du souverain m'avaient placé et où vous m'avez soutenu, au milieu des plus rudes épreuves, par vos vertus guerrières et ce dévouement confiant dont vous n'avez cessé de m'honorer, je ne me sépare pas de vous. Le bonheur de partager de plus près vos glorieuses fatigues, vos nobles travaux, m'a été accordé, et c'est ensemble que, sous l'habile et ferme direction du nouveau général en chef, nous continuerons à combattre pour la France et pour l'Empereur. « Au grand quartier général, devant Sébastopol, le 19 mai 1855. « Le général en chef, « CANROBERT. »

Le même jour, le général Pélissier, en prenant le commandement de l'armée, adressait aux soldats l'ordre du jour suivant, et ses paroles étaient l'écho de tous les cœurs :

<< Soldats!

Notre ancien général en chef vous a fait connaître la volonté de l'Empereur, qui, sur sa demande, m'a placé à la tête de l'armée d'Orient.

«En recevant de l'Empereur le commandement de cette armée, exercé si longtemps par de si nobles mains, je suis certain d'être l'in

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