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A Baïdar, la reconnaissance se bifurqua, et le général Morris se dirigea dans le sud, vers les portes de Phoros qui, à travers une série de montagnes bizarrement accentuées, donnent accès dans la partie méridionale de la Crimée. De tous côtés ce sont des collines boisées, des massifs profonds; et au milieu de cette végétation luxuriante, qui s'étend jusqu'au bord de la mer, apparaissent les dômes et les colonnades de magnifiques et nombreuses villas. Le général d'Allonville avait reçu l'ordre de s'avancer vers le nord, jusqu'au moulin de Teiliou, sur la Tchernaïa. Il ne rencontra que de petits groupes de Cosaques qui se replièrent, en lançant quelques coups de fusil; le général alors traversa la rivière et poussa sans encombre jusqu'à Urkusta.

Le soir, toutes les troupes, qui avaient pris part à ce mouvement, étaient rentrées dans leurs campe

ments.

Plus tard, vers la fin du même mois, la vallée de Baïdar devait être définitivement occupée par le général d'Allonville, ayant avec sa division de cavalerie deux bataillons d'infanterie; nous retirâmes de cette vallée plus de 40 000 quintaux de fourrages.

CHAPITRE IV.

XLVI.

La pensée du général en chef se tournait. incessamment vers l'attaque du mamelon Vert, et il y

avait sur ce point unité de pensée avec lord Raglan, qui désirait depuis longtemps, nous l'avons dit, l'enlèvement de cette redoute, dont les feux perpétuels lui causaient grand mal et l'empêchaient d'avancer dans ses travaux sur le grand Redan. On devait s'emparer simultanément des ouvrages construits par les Russes les 22 et 27 février, et nommés par nous ouvrages Blancs.

Les Anglais, de leur côté, avaient mission d'envahir l'ouvrage dit des Carrières, en avant du grand Redan. C'était un pas avancé dans le siége direct, pour lequel les deux généraux en chef étaient entièrement d'accord, tout en reconnaissant les grandes difficultés attachées à cette entreprise. Le général Niel maintenait ses appréhensions qui l'avaient toujours porté à demander que l'investissement précédat toute attaque de vive force contre Sébastopol.

L'expédition de Kertch venait de porter un premier coup aux Russes, dans la mer d'Azoff. Anapa n'existait plus; Geisk, Marioupol, Taganrog brûlaient avec leurs approvisionnements, notre armée s'était déployée sur la Tchernaïa et avait étendu ses positions sur la droite, au delà de Tchorgoun, dont les hauteurs, occupées par les Sardes, formaient l'extrême droite de l'armée alliée. Des lettres interceptées à Kertch faisaient connaître que la garnison de Sébastopol souffrait beaucoup, que notre bombardement y causait des pertes plus sensibles que ne le disaient les rapports russes (et cela devait être), qu'en outre les maladies, le choléra surtout, fai

saient de grands ravages; le moment était donc favorable pour tenter ce coup décisif. Toutefois il se présentait des difficultés sérieuses; les parallèles les plus avancées étaient encore à trois ou quatre cents mètres de la redoute Kamchatka (mamelon Vert), et cette redoute formidable était couverte par deux lignes d'embuscades reliées.

A la veille des événements importants, il se produit toujours certains déchirements, surtout quand une seule volonté ne pèse pas dans la balance. Dans un conseil tenu chez sir Harry Jones, furent convoqués les généraux des armes spéciales; on y exprima le vœu que cette attaque fût précédée par une diversion contre les positions russes, vers Aïtodor et Mackensie. Une note fut rédigée, à ce sujet, et envoyée au général français le 4 juin; mais cet incident n'eut pas de suite et ne changea rien au projet de l'attaque, qui fut décidée en principe.

XLVII. Un grand conseil s'assembla (1); le général Pélissier expliqua nettement ses intentions, et déclara tout d'abord que le conseil était réuni, non pour discuter l'opération projetée, mais pour en fixer le jour et arrêter les dispositions les plus favorables.

(1) Ce conseil était composé des généraux Bosquet, Niel, Thiry, Lebœuf, Beuret, Dalesme, Frossard, Martimprey et Trochu, et du côté de nos alliés, les généraux sir H. Jones, Dacres, Airey, le colonel Adye. Le major Claremont et le capitaine d'artillerie de Polignac y assistaient.

L'attaque fut résolue pour le 7 juin. Il restait la question de l'heure. Sur ce point les avis étaient opposés : quelques-uns proposaient le point du jour, pour pouvoir masser et préparer les troupes à la faveur de l'obscurité. Le général Pélissier insista beaucoup sur la nécessité d'attaquer le soir, quelques heures avant le coucher du soleil, afin d'avoir, disait-il, le jour pour combattre, et, immédiatement après, la nuit pour s'établir et se relier solidement. L'action devait conserver le caractère d'une surprise; les troupes engagées avaient ordre surtout de ne pas se laisser entrainer au delà des ouvrages, et l'artillerie devait préparer les voies par un feu violent, dans le but de ruiner les défenses ennemies, et sinon d'éteindre, au moins d'affaiblir leur feu.

Suspendre l'attaque après l'enlèvement des points indiqués était chez le général en chef de l'armée française une volonté très-arrêtée, et il ne voulut pas accepter que l'on prévît le cas, où la fortune souriant à nos efforts, on pourrait tenter de poursuivre l'assaut jusqu'au bastion de Malakoff.

Les détails d'exécution furent confiés à la haute expérience et à l'énergie si connues du général Bosquet.

La nouvelle de cette décision ne tarda pas à se répandre dans l'armée, bien que l'on eût tenu secret le jour où cette action importante devait avoir lieu. Tous les cœurs se préparèrent avec joie à ce combat livré le jour, à la face du soleil; et chacun dévorait des yeux

l'espace où bientôt allaient s'élancer nos colonnes impatientes.

XLVIII. — Le 6, à la pointe du jour, nos batteries

ouvrirent un feu terrible contre les ouvrages de Karabelnaïa, et le mamelon Vert fut écrasé par une pluie de bombes. Les Russes, surpris sans doute par cette attaque inopinée, ne répondirent d'abord que faiblement; mais, vers le milieu du jour, l'artillerie ennemie se jeta dans la lutte avec sa puissance et sa vigueur accoutumées. Pour occuper de tous côtés les défenseurs de la place, et les laisser dans l'incertitude sur nos projets d'attaque, les batteries de la gauche commencèrent aussi à tonner de toutes leurs pièces.

Vers la fin de la journée, notre feu avait sérieusement dégradé les ouvrages contre lesquels on devait se lancer le lendemain.

1

Vers cinq heures du soir, le général en chef se rendit avec son état-major à la redoute Victoria et à la batterie de Lancastre pour examiner le terrain. En revenant, il dut traverser une partie des camps anglais; les soldats sortirent de leurs tentes, et accourant sur son passage, firent des deux côtés de la route une longue haie, d'où partaient d'unanimes acclamations. Les soldats jetaient en l'air leurs casquettes, et les officiers agitaient leurs épées. Le jour touchait à sa fin, et ses dernières clartés donnaient à cette scène un cachet plus touchant encore. Le général Pélissier fut ému jusqu'aux larmes, et jamais il

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