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des troupes ne fût aperçu par l'ennemi dans les tranchées, si l'attaque se faisait à six heures du matin, c'est à-dire trois heures après le lever du jour, il fut décidé qu'elle aurait lieu à trois heures du matin. - Cette nouvelle résolution changeait le projet précédemment arrêté, de faire précéder l'assaut par deux heures au moins du feu de nos batteries, dans le but de détruire les réparations que l'ennemi aurait pu faire dans la nuit, et de préparer ainsi la voie aux colonnes assaillantes; mais elle avait l'avantage de dérober aux regards vigilants de la place la marche difficile de nos divisions dans les tranchées.

Cette décision du conseil fut communiquée le soir à lord Raglan, et chacun se sépara, demandant à Dieu que le soleil du lendemain éclairât le triomphe de nos

armes.

Le général en chef s'était réservé d'une manière absolue le droit de donner le signal d'attaque, qui devait se composer d'un bouquet de fusées d'artifice, tiré de la batterie Lancastre, que le général Pélissier avait choisie pour son quartier général.

LXV. Pendant la nuit on lança sur la place une grande quantité de bombes et de fusées. Les divisions. se rendirent silencieusement à leur poste de combat; celles des généraux d'Autemarre et Brunet se dirigèrent vers les tranchées qu'elles devaient occuper, l'une par le ravin de la Karabelnaïa, l'autre par les cheminements tortueux de nos communications.

La division Mayran se déployait dans le ravin du Carénage. Sa mission dans l'attaque générale était difficile par la complication des différents points qu'elle devait menacer et envahir à la fois. Le général, comprenant la gravité de sa position, qui embrassait toute la droite du mouvement, passa la nuit entière à présider lui-même au placement de ses troupes. Les zouaves devaient tourner la batterie de la Pointe par la droite; l'infanterie de marine devait la prendre par la gauche et attaquer en même temps la courtine du petit Redan. Le colonel Malher, avec le 97 de ligne, avait pour instruction d'attaquer le reste de la courtine et le petit Redan par la droite, conjointement avec le 95°, sous le commandement du lieutenant-colonel Paulze-d'Ivoy. Toute la division, préparée au combat, était assise dans le ravin ou couchée à plat ventre, selon les dispositions du sol, dans le but de cacher sa présence à l'ennemi, qui pouvait diriger de ce côté des reconnaissances; car malheureusement c'était une de ces belles nuits d'été, pendant lesquelles l'obscurité semble porter en soi les reflets lumineux des dernières clartés du jour.

Il était une heure et demie, lorsque toutes les troupes furent massées sur leurs différents emplacements. Leur général, qui s'était établi sur un point très-avancé dans le ravin, envoya vers deux heures et demie son officier d'ordonnance, le capitaine de Launay, vers l'extrémité de la baie du Carénage.

Le capitaine entendit très-distinctement sonner le

garde à vous, qui prouvait que l'ennemi avait l'éveil et s'attendait à une attaque. Quelques coups de feu isolés partirent des embuscades; toutefois aucun mouvement apparent ne se manifesta du côté de l'ennemi.

A trois heures moins dix minutes environ, plusieurs bombes à traces fusantes, parties de la redoute Brancion, firent croire au général Mayran que c'était le signal. Déjà pendant la nuit plusieurs bombes avaient produit le même effet; vainement ses aides de camp lui objectèrent que ce ne devait point être le signal, puisque l'heure n'était pas encore arrivée :

« C'est le signal, répondit-il; d'ailleurs, quand on va à l'ennemi, il vaut mieux être en avance qu'en retard. »

Et immédiatement il donna l'ordre aux colonnes d'attaque de partir, faisant dire au général de Failly, massé en arrière sur le versant du ravin, d'avancer avec sa brigade. Le général Mayran se dirigea ensuite de sa personne vers une petite embuscade placée entre le petit Redan et la batterie de la Pointe.

A peine nos troupes se furent-elles lancées en avant, qu'une pluie de mitraille et de balles vint les assaillir de toutes parts.

LXVI. Le général Regnaud de Saint-Jean-d'Angély se trouvait déjà à la batterie Lancastre, où le général en chef lui avait donné ordre de se rendre à deux heures et demie. Étonné d'entendre sur la droite une vive fusillade, entrecoupée de coups pressés de mi

traille, et ne pouvant supposer que la division Mayran attaquât, puisque le signal n'avait pas encore été donné, il crut à une invasion des Russes, et envoya un officier s'en informer en toute hâte; il ne tarda pas à apprendre que le général Mayran avait lancé ses têtes de colonnes.

Certes les angoisses du général Regnaud de Saint-Jeand'Angély durent être grandes, lié qu'il était d'une manière absolue par l'ordre du général en chef, et ne pouvant donner le signal; cependant il n'était pas douteux pour lui que la division Mayran s'épuisait en efforts impuissants, pendant lesquels deux autres divisions attendaient l'arme au bras. On ne peut dire, on ne peut apprécier d'une manière exacte à quelle heure fut donné le signal, car, dans de pareils moments, les minutes sont des siècles; mais ceux qui entendaient la vivacité du combat à droite, pendant qu'au centre et à gauche tout restait silencieux, sentirent leurs poitrines délivrées d'un poids immense, lorsqu'ils aperçurent dans le demi-jour arriver le général en chef avec son état-major, et que le signal tant désiré partit enfin de la redoute Victoria.

En effet, le général Pélissier était encore à plus de 1000 mètres de la batterie Lancastre, lorsque l'attaque du général Mayran se dessinait déjà sur la droite, ôtant ainsi par une erreur fatale aux projets arrêtés la soudaineté si précieuse de leur ensemble.

LXVII.

Une fatalité étrange semblait s'être réunie contre nos armes dans cette néfaste journée. La division

d'Autemarre se lance vigoureusement sur son point d'attaque; mais la division Brunet, qui avait dû opérer son mouvement au milieu des tranchées par des cheminements étroits et difficiles, avait éprouvé du retard; les troupes n'avaient pu encore s'établir d'une manière exacte dans les positions qui leur avaient été assignées, et les dernières dispositions du général n'étaient pas entièrement prises, lorsque la gerbe de fusées étoilées vint lui dire de lancer ses colonnes d'assaut. Les bataillons d'attaque, par suite de ce retard, flottent un instant indécis et sortent avec difficulté des tranchées.

Le général Brunet a gravi les parapets extérieurs et dispose lui-même ses troupes un peu confuses; celles-ci, pleines d'élan, se précipitent aux cris mille fois répétés de vive l'Empereur ! mais le général a fait à peine quelques pas, qu'une balle, l'atteignant en pleine poitrine, le renverse sans vie, perte cruelle pour la France et pour l'armée (1). Non loin de lui venait

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Le général Brunet avait 52 ans; c'était un brave et vigoureux officier, aimant avec passion la carrière des armes, dont il avait fait l'unique pensée de sa vie. A sa vigueur et à son énergie dans le combat, se joignaient de solides qualités, fruit d'études sérieuses.

Il était âgé de 16 ans, lorsqu'il entra à l'école de Saint-Cyr, en 1819; il en sortit en 1821, sous-lieutenant au 51 régiment d'infanterie de ligne; en 1825 il était lieutenant, et s'embarquait pour la Guadeloupe, où il resta avec son régiment jusqu'en 1832. C'est à cette époque qu'il fut nommé capitaine.

Chef de bataillon en 1840, il partit pour l'Afrique avec le 48°. Sa carrière n'avait pas été rapide, car les occasions lui avaient fait défaut jusque-là; mais les généraux inspecteurs l'avaient déjà signalé : << Officier, disaient-ils, d'une instruction solide, d'un dévouement entier à ses devoirs et très-digne d'avancement. » Aussi, dès l'année

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