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Mais le général anglais Rose venait dire, que lord Raglan ne pensait pas que ses troupes pussent recommencer une attaque sur le Redan avec chance de succès.

La réponse du général en chef de l'armée anglaise était facile à prévoir; dans les conditions où l'on se trouvait, tout nouvel effort n'eût conduit qu'à une effusion de sang inutile.

« Le mouvement, écrit le général Pélissier, ne pouvait plus avoir l'ensemble désirable pour un coup de vigueur avec une seule division, sans appui, soit sur sa droite soit sur sa gauche, etlabourée par l'artillerie du Redan, sur laquelle nos alliés suspendaient leur attaque. Je ne tardai pas à reconnaître que toute chance favorable était épuisée.

L'ordre fut donné aux troupes de rentrer dans les tranchées et de reprendre leurs positions. — Il était à ce moment huit heures et demie.

C'était le premier échec qu'avaient éprouvé nos armes jusque-là victorieuses.

Combien de récriminations ne se sont pas élevées contre cette fatale entreprise qui coûtait un sang si noble et si précieux! car il faut la gloire du triomphe et la joie du succès, pour ne pas jeter des regards trop amers autour de soi en voyant tant de places vides et tant de braves cœurs éteints. Le soir, les rapports marquaient 3338 hommes hors de combat ou disparus. Sur ce chiffre, 150 officiers (1).

(1) Détail des pertes de l'armée française dans la matinée du 18: 37 officiers tués, 17 disparus; 1544 sous-officiers et soldats tués ou disparus. 96 officiers et 1644 hommes entrés aux ambulances.

Le 7 juin, disait-on, on avait mécontenté la fortune en ne voulant pas prévoir le cas où, maître des positions, du mamelon Vert, on pourrait s'élancer avec des réserves sérieuses sur le réduit de Malakoff; le 18, on l'avait imprudemment tentée, et elle se vengeait par un refus.

Notre rôle ne nous permet pas d'entrer dans ces différentes appréciations, et d'en constater, ou d'en combattre la valeur.

Les Russes, toutefois, ne tentèrent même pas de profiter du succès de leur défense pour nous inquiéter sérieusement dans nos lignes avancées. Notre mouvement de retraite s'opéra paisiblement sur tous les points, et pendant la nuit les travaux du génie avancèrent avec audace.

LXXIII. Il est facile de comprendre quelle anxiété régnait parmi les troupes qui devaient opérer à l'extérieur.

La veille, le général Bosquet avait été informé du jour et de l'heure fixés pour l'attaque; il devait, d'après les instructions qu'il avait reçues, se tenir prêt à marcher selon les ordres qui lui parviendraient. Aussi toutes les dispositions furent prises dans la nuit; les cartouches furent comptées, et chaque homme reçut quatre journées de vivres.

Dès le point du jour la plaine de Balaclava retentit sous le fracas des feux redoublés de l'artillerie et de la mousqueterie, et les échos des ravins apportèrent,

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comme les éclats d'un tonnerre lointain, ce formidable retentissement. Toutes les troupes étaient sous les armes, inquiètes, attentives; tous les regards étaient tournés vers Sébastopol. Bientôt des officiers qui avaient été envoyés à la batterie Lancastre donnèrent les premières nouvelles la blessure mortelle du général Mayran, la mort du général Brunet et l'insuccès des attaques de leurs divisions; puis, à tout ce bruit, à toute cette agitation, à cet écho retentissant du combat succéda un silence mortel. Ce silence serra tous les cœurs, car il disait que nous avions échoué. Le colonel de La Tour du Pin, qui servait en volontaire depuis le commencement de la campagne, et qui courait avec une ardeur insensée, mais avec un héroïque et chevaleresque courage partout où l'on combattait, vint raconter au corps d'observation les tristes détails de cette matinée fatale. Son émotion était si vive, qu'il pouvait à peine parler. C'était un jour d'insuccès, au milieu de bien des jours de victoire.

Le général Pélissier montra en cette occasion une grandeur d'âme et une sérénité qui arrêtèrent les découragements et ranimèrent les courages: il quitta la redoute Lancastre avec le même visage, que chacun lui avait vu après la journée du 7 juin, et les cœurs même les plus faciles au désenchantement ne purent désespérer du succès de nos armes, en face de tant de calme et d'une si noble tranquillité.

Le 20, le général Bosquet, rappelé au commandement

des attaques de droite, recevait du général en chef les instructions suivantes :

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En vue de faire donner aux troupes, après la fatigue et les pertes qu'elles ont éprouvées, les soins qui leur sont nécessaires, il est indispensable de les replacer, autant que possible, sous le commandement de leur chef direct. J'ai décidé en conséquence que vous quitteriez aujourd'hui même votre position sur la Tchernaïa pour venir reprendre le commandement des opérations du siége aux attaques de droite; le général Regnaud de Saint-Jean-d'Angély rentrera, de son côté, à son ancien camp, près du grand quartier général, et il vous fera la remise du commandement à cinq heures du soir. Le général Herbillon, en sa qualité de plus ancien, prendra le commandement des troupes de la ligne de la Tchernaïa; à ce titre il entrera directement en relations avec moi pour tout ce qui aura trait aux opérations militaires; veuillez lui donner des instructions à ce sujet (1). »

LXXIV.

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Ici, un événement qui a cruellement attristé les armées alliées nous arrête dans notre récit.

(1) Les troupes dont le général Bosquet devait disposer pour les attaques étaient les 3, 4 et 5° divisions du 2° corps, la 2o division du corps de réserve, plus 4 bataillons de la garde, se relevant, toutes les vingt-quatre heures, pour concourir au service des tranchées.

La journée du 18 juin avait produit dans l'esprit de lord Raglan une émotion profondément douloureuse qu'il ne chercha pas à dissimuler. Malgré toutes les appréhensions, malgré tous les obstacles et toutes les difficultés sans cesse surgissantes, il avait poussé à la continuation du siége direct; il s'était opposé de tout son pouvoir au projet d'investissement, et avait entraîné la démission volontaire du général Canrobert par son refus de coopérer à ce mouvement.

Si, dans les événements qui se passaient et dans ceux que l'avenir tenait en réserve, la responsabilité du général Pélissier était grande, celle de lord Raglan était plus grande encore peut-être; car elle avait précédé celle du nouveau général en chef de l'armée française. Le général anglais donna dans sa pensée une importance immense à ce revers passager de nos armes, et devant tant de sang répandu, devant les efforts brisés de ses héroïques soldats, le doute lui vint aussi, et avec ce doute une cruelle amertume qui serra son cœur navré; la måle tranquillité du général Pélissier, qu'il alla trouver à la batterie Lancastre, ne put effacer les douloureuses impressions qui s'étaient emparées de lui; il retourna silencieux et abattu vers son quartier général, dont il ne devait plus sortir que dans un cercueil.

En effet, dix jours après, c'est-à-dire le 28 juin, lord Raglan expira entre huit et neuf heures du soir.

Les personnes qui l'entouraient pensèrent que ces

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