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tristes impressions avaient réagi sur sa santé, et donné une prise plus grande au cruel fléau qui déjà s'abattait sur les armées alliées, et avait emporté, quelques jours auparavant, le brave et regrettable major-général Estcourt (1). La mort de lord Raglan fut une perte réelle pour l'Angleterre; c'était un beau caractère, une de ces âmes vieillies dans la loyauté, qui honorent leur pays.

Le général James Simpson prit le commandement en chef, comme le plus ancien de grade des officiers présents à l'armée d'Orient. Une dépêche télégraphique du gouvernement anglais le confirma dans ce commandement.

Par une triste coïncidence, la mort avait frappé, en dehors des hasards redoutables de la guerre, les deux généraux en chef auxquels avaient été confiés, dès le principe, les destinées des deux armées. —Le troisième, le prince Menschikoff, avait été contraint, par la maladie, de remettre son commandement.

Lorsque les restes mortels de lord Raglan quittèrent la terre de Crimée, pour être transportés à bord du vaisseau qui devait les ramener en Angleterre, ce fut

(1) Par une cruelle fatalité, l'officier supérieur français délégué auprès du chef de l'armée anglaise, le lieutenant-colonel Vico, qui avait rendu de si éminents services dans ces fonctions importantes, depuis le commencement de la campagne, succombait dix jours après sous les atteintes mortelles du choléra. En 24 heures, le fléau le prenait plein de vie et d'espérance pour le coucher dans la tombe. Il était né en 1813, en Corse, et avait commencé sa carrière militaire à l'école de Saint-Cyr. L'armée perdit en lui un bon officier, rempli de zèle, de dévouement et d'énergie.

une cérémonie triste et touchante, et chacun, parmi tous ces hommes si habitués au spectacle de la mort, vit passer avec un sentiment d'amertume et de profonde tristesse le corps inanimé du vieux général. Le cercueil recouvert du drapeau national était traîné pur huit chevaux d'artillerie. - Aux quatre coins se tenaient à cheval les quatre généraux en chef des armées alliées, suivis de tous les généraux et de tous les officiers d'état-major, que leur service n'avait pas retenus loin de cette touchante cérémonie. Sur tout le parcours, le funèbre cortége défila entre deux haies de soldats, composées d'abord des Anglais, ensuite des troupes françaises. L'air national de l'Angleterre, God save the Queen, accompagna jusqu'au rivage l'ancien général en chef, comme un dernier souvenir de la patrie absente. — Il semblait qu'une trêve tacite eût été faite pendant ce triste moment entre les combattants; car l'on n'entendit pas retentir le canon de la ville assiégée. Fut-ce un hasard, fut-ce une courtoisie de la part de nos ennemis?

LXXV.

CHAPITRE VI.

Les tristes souvenirs de la journée du 18 juin n'existent plus dans les cœurs : le génie et l'artillerie travaillent avec une activité sans égale à la construction des batteries du Carénage, dont on espère un puissant effet pour gêner le ravitaillement de la place et

combattre, au jour de l'attaque, les navires dont les projectiles avaient mutilé nos divisions.

On avance pied à pied devant ce redoutable bastion, on combat chaque heure, chaque jour, chaque nuit. Sur certains points, on n'est plus qu'à 110 mètres environ la pioche, le pic, la poudre tracent nos cheminements dans de vastes carrières qui pourraient merveilleusement protéger des projets contre nous. Aussi on est sur ses gardes; de tous côtés, c'est un feu perpétuel de mousqueterie, un duel de tous les instants entre les plus habiles tireurs des deux nations.

Mais plus on marche dans ce siége gigantesque, plus on comprend quelle multiplicité et quelle puissance les Russes donnent à leurs travaux défensifs; si quelque doute eût encore subsisté dans les esprits à cet égard, il suffirait d'examiner ce qu'ils avaient accompli dans les ouvrages avancés que nous avons appelés, depuis le 7 juin redoutes Brancion et Lavarande. Sous notre feu, sous celui de nos alliés, sous la menace de nos attaques, ils avaient construit, dans l'intérieur des redoutes et sur le sol nu, des sortes de casernes blindées où cinquante à soixante hommes pouvaient être à l'abri; les pièces de bois qu'ils avaient réunies au sommet de ce mamelon, étaient des arbres séculaires traînés à bras d'hommes.

LXXVI.-Le 4 juillet, la 1" division, qui avait conservé son campement sur la ligne de la Tchernaïa, fut appelée à prendre le service du corps de siége, en rem

placement de la division Faucheux (ancienne division Mayran), cruellement éprouvée par les pertes qu'elle avait subies, et qui chaque jour s'augmentaient encore. La division du général Canrobert apportait un effectif superbe, se montant à plus de six mille hommes : le 5, elle venait s'établir à son nouveau campement et prenait la garde de tranchée, le 7.

De ce moment, la 1re division, qui devait, le 8 septembre, planter si glorieusement ses drapeaux dans le réduit Malakoff, figura dans toutes les opérations du siége; et le général Canrobert fut appelé, comme général divisionnaire, à concourir à une attaque qu'il n'avait pas voulu effectuer comme général en chef. De garde aux tranchées tous les trois jours, on le voyait parcourir, avec un soin attentif, les travaux avancés que nous exécutions contre Malakoff, afin de prendre luimême toutes les dispositions pour les éventualités des attaques de nuit. Les soldats l'acclamaient et semblaient ignorer que ce n'était plus le commandant en chef de l'armée d'Orient qui passait devant eux. De toutes parts, en toute occasion, il recueillait ainsi de précieux témoignages de haute estime et de profonde sympathie.

Ces souvenirs toujours vivants du commandement élevé qu'il avait conservé si longtemps dans l'armée, rendaient à son insu sa position difficile, moins pour lui-même, que pour les chefs qui, hier encore sous ses ordres, étaient appelés aujourd'hui à lui commander.

Ce fut là, sans nul doute, le motif sérieux qui fit rappeler le général à Paris.

Le 26 juillet, le général Canrobert était de service à la tranchée de l'attaque Malakoff, lorsqu'on lui remit une lettre du général en chef Pélissier, dans laquelle celui-ci transcrivait un passage d'une dépêche du ministre de la guerre reçue la veille au soir, et qui était ainsi concu:

« Dites au général Canrobert que l'Empereur, pour raison de santé, l'engage à revenir en France. Je lui écris. » Le général Canrobert répondit immédiatement, de la tranchée.

« L'état de ma santé, quoique mauvais, ne peut encore paralyser mon activité. En acceptant ma rentrée en France pour cette cause, je donnerais à notre armée un mauvais exemple, et je me pique, mon général, de ne lui en avoir jamais donné que de bons. Si Sa Majesté l'Empereur, et vous, mon général, pensez que la dignité du commandement supérieur ait à souffrir de la modeste position qu'occupe ici celui qui fut pendant si longtemps le général en chef de notre immense armée, et si vous croyez que sa présence en France puisse être plus utile au service du pays et de l'Empereur, veuillez ordonner, et je m'inclinerai devant votre décision. »>

Cette lettre, en son entier, fut aussitôt transmise à Paris, par le télégraphe.--Le 29, dans la nuit, la même

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