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est celle des animaux, la seconde est la liberté des rebelles ; la troisième est la liberté des enfants de Dieu. Les animaux semblent libres, parcequ'on ne leur a prescrit aucunes lois; les rebelles s'imaginent l'être, parcequ'ils secouent l'autorité des lois: les enfants de Dieu le sont en effet, en se soumettant humblement aux lois; telle est la liberté véritable, et il nous sera fort aisé de l'établir très solidement par la destruc

Car pour ce qui regarde cette liberté dont jouissent les animaux, j'ai honte de l'appeler de la sorte. Il est vrai qu'ils n'ont pas de lois qui répriment leurs appétits ou dirigent leurs mouvé

qui les rende capables d'être gouvernés par la sage direction des lois: ils vont où les entraîne un instinct aveugle, sans conduite et sans jugement. Et appellerons-nous liberté cet aveuglement brute et indocile, incapable de raison et de discipline? A Dieu ne plaise, ô enfants des hommes, qu'une telle liberté vous plaise, et que vous souhaitiez jamais d'être libres d'une manière si basse et si ravalée !

té, que de la chercher dans les cloîtres, au mi- | nous imaginer dans les créatures. La première lieu de tant de contraintes et de cette austère régularité, qui, ordonnant si exactement de toutes les actions de votre vie, vous tient si fort dans la dépendance, qu'elle ne laisse presque plus rien à votre choix. La seule proposition en paroît étrange, et la preuve fort difficile. Mais cette difficulté ne m'étonne pas; et j'oppose à cette objection ce raisonnement invincible, que je propose d'abord en peu de paroles, pour vous en donner une idée, mais que j'étendrai plus aution des deux autres. long dans cette première partie, pour vous le rendre plus sensible. Je confesse qu'on se contraint dans les monastères; je sais que vous y vivrez dans la dépendance: mais à quoi tend cette dépendance, et pourquoi vous soumettez-ments; mais c'est qu'ils n'ont pas d'intelligence, vous à tant de contraintes? n'est-ce pas pour marcher plus assurément dans la voie de notre Seigneur, pour vous imposer à vous-même une heureuse nécessité de suivre ses lois, et pour vous ôter, s'il se peut, la liberté de mal faire, et la liberté de vous perdre? Puis donc que la liberté des enfants de Dieu consiste à se délivrer du péché ; puisque toutes ces contraintes ne sont établies que pour en éloigner les occasions, et en détruire le règne et la tyrannie, ne s'ensuitil pas manifestement que la vie que vous voulez embrasser, et dont vous allez aujourd'hui commencer l'épreuve, vous donne la liberté véritable, après laquelle doivent soupirer les ames solidement chrétiennes? Un raisonnement si solide est capable de convaincre les plus obstinés: il faut que tous les esprits cèdent à une doctrine si chrétienne. Mais encore qu'elle soit très indubitable, il n'est pas si aisé de l'imprimer dans les cœurs; on ne persuade pas, en si peu de mots, des vérités si éloignées des sens, si contraires aux inclinations de la nature: mettonsles donc dans un plus grand jour, voyons-en les principes et les conséquences; et puisque nous parlons de la liberté, apprenons, avant toutes choses, à la bien connoître.

Car il faut vous avertir, Chrétiens, que les hommes se trompent ordinairement dans l'opinion qu'ils en conçoivent; et le Fils de Dieu ne nous diroit pas, dans le texte que j'ai choisi, qu'il veut nous rendre vraiment libres verè liberi eritis; si, en nous faisant espérer une liberté véritable, il n'avoit dessein de nous faire entendre qu'il y en aussi une fausse. C'est pourquoi nous devons nous rendre attentifs à démêler le vrai d'avec le faux, et à comprendre, nettement et distinctement, quelle doit être la liberté d'une créature raisonnable; c'est ce que j'ai dessein de vous expliquer. Et, pour cela, remarquez, mes Sœurs, trois espèces de liberté, que nous pouvons

Où sont ici ces hommes brutaux, qui trouvent toutes les lois importunes; et qui voudroient les voir abolies, pour n'en recevoir que d'eux-mêmes et de leurs desirs déréglés? S'ils se souviennent du moins qu'ils sont hommes, et qu'ils n'affectent pas une liberté qui les range avec les bêtes ; qu'ils écoutent ces belles paroles, que Tertullien semble n'avoir dites que pour confirmer mon raisonnement: « Il a bien fallu, nous dit-il, que Dieu » donnât une loi à l'homme; » et cela, pour quelle raison? étoit-ce pour le priver de sa liberté? « Nullement, dit Tertullien ', c'étoit pour lui té» moigner de l'estime : » Lex adjecta homini, ne non tam liber quàm abjectus videretur. Cette liberté de vivre sans lois eût été injurieuse à notre nature. Dieu eût témoigné qu'il méprisoit l'homme, s'il n'eût pas daigné le conduire, et lui prescrire l'ordre de sa vie ; il l'eût traité comme les animaux, auxquels il ne permet de vivre sans lois qu'à cause du peu d'état qu'il en fait, et qu'il ne laisse libres que par mépris : Æquandus cæteris animantibus, solutis à Deo et ex fastidio liberis, dit Tertullien 2. Si donc il nous a établi des lois, ce n'est pas pour nous ôter notre liberté; mais pour nous marquer son estime; c'est qu'il a voulu nous conduire comme des créatures intelligentes; en un mot, il a voulu nous traiter en hommes. Constitue, Domine, legislatorem super eos : « O Dieu, donnez-leur

Adv. Marc. lib. 11, n. 4. — 2 Ibid.

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verè liberi eritis. C'est de là que vous apprendrez que la liberté véritable, c'est d'être soumis aux ordres de Dieu et obéissant à ses lois; et que vous la bâtirez solidement, sur les débris de ces libertés ruineuses. Et il est aisé de l'entendre par là, si vous savez comprendre la suite des principes que j'ai posés: car, comme nous l'avons déja dit; 'étant nés sous le règne souverain de Dieu, c'est une folie manifeste de prétendre être indépendants. Ainsi, notre liberté doit être sujette; et elle aura d'autant plus de perfection, qu'elle se rendra plus soumise à cette puissance suprême.

Par où vous voyez manifestement que la liberté convenable à l'homme, n'est pas d'affecter de vivre sans lois. Il est juste que Dieu nous en donne; mais, mes Sœurs, il n'est pas moins juste que notre volonté s'y soumette: car dénier son obéissance à l'autorité légitime, ce n'est pas liberté, mais rebellion; ce n'est pas franchise, Apprenez donc, ô enfants des hommes, quelle mais insolence. Qui abuse de sa liberté jusqu'à doit être votre liberté, et n'abusez pas de ce nom manquer de respect, mérite justement de la per- pour favoriser le libertinage. Le premier degré dre et il en est ainsi arrivé. « L'homme ayant de la liberté, c'est la souveraineté et l'indépen>> mal usé de sa liberté, il s'est perdu lui-même, dance; mais cela n'appartient qu'à Dieu : et c'est >> et il a perdu tout ensemble cette liberté qui lui pourquoi le second degré, où les hommes doivent >> plaisoit tant: » Libero arbitrio malè utens se ranger, c'est d'être immédiatement au-dessous homo, et se perdidit et ipsum 2. Et cela, pour de Dieu, de ne dépendre que de lui seul; de quelle raison? C'est parcequ'il a eu la hardiesse s'attacher tellement à lui, qu'il soit, par ce d'éprouver sa liberté contre Dieu; il a cru qu'il moyen, au-dessus de tout. Voilà, mes Sœurs, seroit plus libre s'il secouoit le joug de sa loi. Le dit Tertullien, la liberté qui convient à l'homme; malheureux, sans doute, mes Sœurs, a mal une liberté raisonnable, qui sait se tenir dans connu quelle étoit la nature de sa liberté. C'est son ordre: qui ne s'emporte ni ne se rabaisse, qui une liberté, remarquez ceci; mais ce n'est pas tient à gloire de céder à Dieu, qui s'estimeroit raune indépendance: c'est une liberté; mais elle vilie de se rendre esclave des créatures; qui croit ne l'exempte pas de la sujétion qui est essentielle ne se pouvoir conserver, qu'en se soumettant à à la créature; et c'est ce qui a abusé le premier celui qui lui a soumis toutes choses. C'est ainsi que homme. Un saint pape a dit autrefois, qu'Adam les hommes doivent être libres : Ut animal raavoit été trompé par sa liberté : Suâ in æternum | tionale, intellectús et scientiæ capax, ipsá libertate deceptus 3. Qu'est-ce à dire trompé par quoque libertate rationali contineretur, ei subsa liberté? C'est qu'il n'a pas su distinguer entrejectus qui subjecerat illi omnia 2. C'est ce que la liberté et l'indépendance; il a prétendu être libre, plus qu'il n'appartenoit à un homme né sous l'empire souverain de Dieu. Il étoit libre comme un bon fils sous l'autorité de son père; il a prétendu être libre jusqu'à perdre entièrement le respect, et passer les bornes de la soumission. Ma Soeur, ce n'est pas ainsi qu'il faut être libre; c'est la liberté des rebelles. Mais la souveraine puissance de celui contre lequel ils se soulèvent, ne leur permet pas de jouir long-temps de cette liberté licencieuse : bientôt ils se verront dans les fers, réduits à une servitude éternelle, pour avoir voulu étendre trop loin leur fière et indocile liberté.

Quelle étrange franchise, mes Sœurs, qui les rend captifs du péché, et sujets à la vengeance | divine! Voyez donc combien les hommes se trompent dans l'idée qu'ils se forment de la liberté, et adressez-vous au Sauveur, afin d'être vraiment affranchies: Si vos Filius liberaverit,

1 Ps. IX. 21. 2 S. August. Enchir. cap. xxx, n. 9, tom. V, col. 207. - -3 Innocent. I. Ep. xxiv, ad Conc. Carth. Lab. t. 11, col. 1285.

je vous prie de comprendre par cette comparaison. Nous voyons que, dans un État, le premier degré de l'autorité, c'est d'avoir le maniement des affaires; et le second, de s'attacher tellement à celui qui tient le gouvernail, qu'en ne dépendant que de lui nous voyions tout le reste au-dessous de nous.

Ainsi, après avoir si bien établi l'idée qu'il faut avoir de la liberté, je ne crains plus, ma Sœur, qu'on vous la dispute; et je demande hardiment aux enfants du siècle, ce qu'ils pensent de leur liberté en comparaison de la vôtre. Mais pourquoi les interroger; puisque nous avons devant nous un homme qui, ayant passé par les deux épreuves de la liberté des pécheurs, et de la liberté des enfants de Dieu, peut nous en instruire par son propre exemple. C'est vous que j'entends, 6 grand Augustin: car peut-on se taire de vous, aujourd'hui que toute l'Église ne retentit que de vos louanges, et que tous les prédicateurs de l'Évangile, dont vous êtes le père

Adv. Marc. lib. 11, n. 4.

et le maître, tâchent de vous témoigner leur re- | rompre, d'un même coup, tous les liens qui l'y connoissance? Que j'ai de douleur, ô très saint attachoient, pour se retirer avec Dieu; ne croyez évêque, ô docteur de tous les docteurs, de ne pas qu'il s'imaginât qu'une telle vie fût contrainte. pouvoir m'acquitter d'un si juste hommage! Mais Au contraire, ma chère Sœur, combien se trouun autre sujet me tient attaché; et néanmoins va-t-il allégé ! quelles chaînes crut-il voir tomje dirai, ma Sœur, ce qui servira pour vous éclair- ber de ses mains! quel poids de dessus ses épaules, cir de cette liberté que je vous prêche. Augustin Avec quel ravissement s'écria-t-il : O Seigneur, a été pécheur, Augustin a goûté cette liberté vous avez rompu mes liens! Quelle douceur dont se vantent les enfants du monde : il a con- inopinée se répandit tout-à-coup dans son ame, tenté ses desirs; il a donné à ses sens ce qu'ils de ce qu'il ne goûtoit plus ces vaines douceurs demandoient : c'est ainsi que les pécheurs veulent qui l'avoient charmé silong-temps: Quàm suave être libres. Augustin aimoit cette liberté; mais subitò mihi factum est carere suavitatibus nudepuis, il a bien conçu que c'étoit un misérable garum '! Mais avec quel épanchement de joie esclavage. vit-il naître sa liberté, qu'il n'avoit pas encore connue; liberté paisible et modeste, qui lui fit baisser humblement la tête sous le fardeau léger de Jésus-Christ, et sous son joug agréable : De quo imo altoque secreto evocatum est in mo

cervicem levi jugo tuo 2! C'est lui-même qui nous raconte ses joies avec un transport incroyable.

Croyez-moi, ma très chère Sœur, ou plutôt croyez le grand Augustin, croyez une personne expérimentée; vous éprouverez les mêmes douceurs et la même liberté d'esprit dans la vie dont vous commencez aujourd'hui l'épreuve, si vous y êtes bien appelée. Vous y serez dans la dépendance; mais c'est en cela que vous serez libre, de ne dépendre que de Dieu seul, et de rompre tous les autres nœuds qui tiennent les hommes asservis au monde : vous y souffrirez de la contrainte; mais c'est pour dépendre d'autant plus de Dieu. Et ne vous avons-nous pas montré clairement, que la liberté ne consiste que dans cette glorieuse dépendance? Vous perdrez une partie de votre liberté, au milieu de tant d'observances de la discipline religieuse : il est vrai, je vous le confesse; mais si vous savez bien entendre quelle liberté vous perdez, vous verrez que cette perte est avantageuse.

Quel étoit cet esclavage, mes Sœurs? Il faut qu'il vous l'explique lui-même par une pensée délicate, mais pleine de vérité et de sens. J'étois dans la plus dure des captivités. Et comment cela? Il va vous le dire en un petit mot : « parce-mento liberum arbitrium meum, quo subderem » que faisant ce que je voulois, j'arrivois où je » ne voulois pas : » Quoniam volens, quò nollem perveneram'. Quelle étrange contradiction! se peut-il faire, ames chrétiennes, qu'en allant où l'on veut on arrive où on ne veut pas? Il se peut, et n'en doutez pas; c'est saint Augustin qui le dit, et c'est où tombent tous les pécheurs. Ils vont où ils veulent aller; ils vont à leurs plaisirs, ils font ce qu'ils veulent: voilà l'image de la liberté qui les trompe; mais ils arrivent où ils ne veulent pas arriver, à la peine et à la damnation qui leur est due: et voilà la servitude véritable que leur aveuglement leur cache. Ainsi, dit le grand saint Augustin, étrange misère! en allant par le sentier que je choisissois, j'arrivois au lieu que je fuyois le plus; en faisant ce que je voulois, j'attirois ce que je ne voulois pas la vengeance, la damnation, une dure nécessité de pécher, que je me faisois à moi-même par la tyrannie de l'habitude: Dùm consuetudini non resistitur, facta est necessitas 2. Je croyois être libre; et je ne voyois pas, malheureux! que je forgeois mes chaînes. Par l'usage de ma liberté prétendue je mettois un poids de fer sur ma tête que je ne pouvois plus secouer; et je me garrottois tous les jours de plus en plus, par les liens redoublés de ma volonté endurcie. Telle étoit la servitude du grand Augustin, lorsqu'il jouissoit, dans le siècle, de la liberté des rebelles. Mais voyez maintenant, ma Sœur, comme il goûte, dans la retraite, la sainte liberté des enfants.

Quand il eut pris la résolution, que vous avez prise, de renoncer tout-à-fait au siècle, d'en quitter tous les honneurs et tous les emplois, de

Confess., lib. VIII, cap. v tom. 1, col. 449.—2 Ibid. col. 148.

En effet, nous sommes trop libres; trop libres à nous porter au péché, trop libres à nous jeter dans la grande voie qui nous mène à la perdition. Qui nous donnera que nous puissions perdre cette partie malheureuse de notre liberté, par laquelle nous nous égarons, par laquelle nous nous rendons captifs du péché? O liberté dangereuse, que ne puis-je te retrancher de mon franc arbitre que ne puis-je m'imposer moimême cette heureuse nécessité de ne pécher pas! Mais cela ne se peut durant cette vie ; cette liberté glorieuse, de ne pouvoir plus servir au péché, c'est le partage des saints, c'est la félicité des bienheureux. Nous aurons toujours à

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combattre cette liberté de pécher, tant que nous vivrons en ce lieu d'exil et de tentations.

Que faites-vous ici, mes très-chères Sœurs, et que fait la vie religieuse? Elle voudroit pouvoir s'arracher cette liberté de mal faire : elle voit qu'il est impossible, elle la bride du moins autant qu'il se peut; elle la serre de près par une discipline sévère, de peur qu'elle ne s'échappe: elle se retire, elle se sépare, elle se munit par une clôture; c'est pour détourner les occasions, pour empêcher, s'il se peut, de pouvoir jamais servir au péché: elle se prive des choses permises, afin de s'éloigner d'autant plus de celles qui sont défendues; elle est bien aise d'être observée, elle cherche des supérieurs qui la veillent : elle veut qu'on la conduise de l'œil, qu'on la mène toujours par la main, afin de se laisser moins de liberté de s'écarter de la droite voie; et elle a raison de ne pas craindre que ces salutaires contraintes lui fassent perdre sa liberté. Ce n'est pas s'opposer à un fleuve, ni bâtir une digue en son cours pour rompre le fil de ses eaux, que d'élever des quais sur ses rives, pour empêcher qu'il ne se déborde et ne perde ses eaux dans la campagne; au contraire c'est lui donner le moyen de couler plus doucement dans son lit, et de suivre plus certainement son cours naturel. Ce n'est pas perdre sa liberté, que de lui donner des bornes deçà et delà, pour empêcher qu'elle ne s'égare; c'est l'adresser plus assurément à la voie qu'elle doit tenir. Par une telle précaution, on ne la gêne pas; mais on la conduit: ceux-là la perdent, ceuxlà la détruisent, qui la détournent de son naturel, c'est-à-dire d'aller à son Dieu.

Ainsi la discipline religieuse, qui travaille avec tant de soin à vous rendre la voie du salut unie, travaille, par conséquent, à vous rendre libre; et j'ai eu raison de vous dire, dès le commencement de ce discours, que la clôture que vous embrassez n'est pas une prison où votre liberté soit opprimée : c'est plutôt un asile fortifié où elle se défend contre le péché, pour s'exempter de sa servitude. Mais, pour l'affermir davantage; si elle prend garde au péché par la discipline, elle fait quelque chose de plus, elle monte encore plus haut elle va jusqu'à la source, et elle dompte les passions par les exercices de la mortification et de la pénitence; c'est ma seconde partie.

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DEUXIÈME POINT.

Je ne m'étonne pas, Chrétiens, si les sages instituteurs de la vie religieuse et retirée ont jugé à propos de l'accompagner de plusieurs pratiques sévères, pour mortifier les sens et les appétits : c'est qu'ils ont considéré l'homme comme un malade qui avoit besoin de remèdes forts, et par

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conséquent violents; c'est qu'ils ont vu que ses passions le tenoient captif par une douceur pernicieuse, et ils ont voulu la corriger par une amertume salutaire. Que cette conduite soit sage, il est bien aisé de le justifier. Dieu même en use de la sorte, et il n'a pas de moyen plus efficace de nous dégoûter des plaisirs, où nos passions nous attirent, que de les mêler de mille douleurs, qui nous empêchent de les trouver doux. C'est ce qu'il nous a montré par plusieurs exemples; mais le plus illustre de tous, c'est celui de saint Augustin. Il faut qu'il vous raconte lui-même la conduite de Dieu, dans sa conversion; qu'il vous dise par quel moyen il a modéré l'ardeur de ses convoitises, et abattu leur tyrannie. Écoutez, il vous le va dire; nous nous sommes trop bien trouvés de l'entendre, pour lui refuser notre audience.

Voici qu'il élève à Dieu la voix de son cœur, pour lui rendre ses actions de graces. Mais de quoi pensez-vous qu'il le remercie? est-ce de lui avoir donné tant de bons succès, de lui avoir fait trouver des amis fidèles, et tant d'autres choses que le monde estime? Non, ma Sœur, ne le croyez pas autrefois ces biens le touchoient, il témoignoit de la joie dans la possession de ces biens; il parle maintenant un autre langage. Je vous remercie, dit-il, ô Seigneur, non des biens temporels que vous m'accordiez, mais des peines et des amertumes que vous mêliez dans mes voluptés illicites. J'adore votre rigueur miséricordieuse, qui, par le mélange de cette amertume, travailloit à m'ôter le goût de ces douceurs empoisonnées. Je reconnois, ô divin Sauveur, que vous m'étiez d'autant plus propice que vous me troubliez dans la fausse paix que mes sens cherchoient hors de vous, et que vous ne me permettiez pas de m'y reposer: Te propitio tantò magis, quantò minùs sinebus mihi dulcescere quod non eras tu 1.

Connoissons, par ce grand exemple, combien la sévérité nous est nécessaire. Les liens dont nos passions nous enlacent ne peuvent être brisés sans effort; les nœuds en sont trop serrés et trop délicats, pour pouvoir être défaits doucement: il faut rompre, il faut déchirer, il faut que l'ame sente de la violence, de peur de se plaire trop dans ses convoitises. C'est ainsi que Dieu délivre ses amis fidèles de la servitude de leurs passions. Vous le voyez en saint Augustin *. Il étoit assoupi dans l'amour des plaisirs du monde, emporté

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Confess. lib. VI. cap. VI. tom. I. col. 125,

1 *« Et si vous voulez savoir la raison de cette conduite admirable, le même saint Augustin vous l'expliquera par une » excellente doctrine du livre v contre Julien. Il nous apprend qu'il y a en nous deux sortes de maux, etc. Nous avons ici retranché plusieurs pages; parce qu'elles se retrouvent, mot à mot, dans le second point du sermon prêché à la vêture de mademoiselle de Bouillon. ( Edit. de Déforis. )

par ses passions, et enchanté par les maux qui plaisent; il étoit blessé jusqu'au cœur, et il ne sentoit pas sa blessure. Dieu a appuyé sa main sur sa plaie, pour lui faire connoître son mal, et lui faire tendre les bras à son médecin : Sensum vulneris tu pungebas '. Il l'a piqué jusqu'au vif par les afflictions, pour le détourner de ses convoitises, et exciter ses affections endormies à la recherche du bien véritable. C'est rendre l'esprit plus libre, que de brider son ennemi et le tenir en prison tout couvert de chaînes.

nous est pas contestée : nos adversaires nous donnent les mains. Le monde même, que nous combattons, se plaint tous les jours qu'on n'est pas à soi, qu'on ne fait ce que l'on veut qu'à demi, parcequ'on nous ôte notre meilleur temps. C'est pourquoi on ne trouve jamais assez de loisir : toutes les heures s'écoulent trop vite, toutes les journées finissent trop tôt; et parmi tant d'empressements il faut bien qu'on avoue, malgré qu'on en ait, qu'on n'est pas maître de sa liberté.

Telles plaintes sont ordinaires dans la bouche des hommes du monde; et encore que je sache qu'elles sont très justes, je ne laisse pas de maintenir que ceux qui les font ne le sont pas : car souffrez que je leur demande quelle raison is ont de se plaindre. Si ces liens leur semblent pesants, il ne tient qu'à eux de les rompre; s'ils desirent d'être à eux-mêmes, ils n'ont qu'à le vouloir fortement, et bientôt ils s'en rendront maîtres. Mais, mes Sœurs, ils ne veulent pas. Tel se plaint qu'il travaille trop qui, étant tiré des affaires, ne pourroit souffrir son repos. Les

Subissez donc le joug du Sauveur; et aimez toutes ces contraintes, qui vont vous rendre aujourd'hui son affranchie: Si vos Filius liberaverit, verè liberi eritis. Je ne travaille pas en » vain, dit l'apôtre 2, mais je châtie mon corps >> et je le réduis en servitude; de peur qu'ayant » prêché aux autres, je ne sois réprouvé moi» même. » Ce n'est pas travailler en vain que de mettre en liberté mon esprit. J'ai, dit-il, un ennemi domestique; voulez-vous que je le fortifie, et que je le rende invincible par ma complaisance? ne vaut-il pas bien mieux que j'ap-journées maintenant lui semblent trop courtes, pauvrisse mes convoitises, qui sont infinies, en leur refusant ce qu'elles demandent? Tellement que la vraie liberté d'esprit, c'est de contenir nos affections déréglées par une discipline forte et vigoureuse, et non pas de les contenter par une molie condescendance. Mais, outre le péché et les passions, il y a encore d'autres liens à rompre: cet engagement des affaires, ce nombre infini de soins superflus; et c'est ce qui me reste à vous dire dans cette dernière partie.

TROISIÈME POINT.

et alors son loisir lui seroit à charge: il croira être sans affaire quand il n'aura plus que les siennes; comme si c'étoit peu de chose que de se conduire soi-même.

D'où vient, mes Sœurs, cet aveuglement; si ce n'est que notre esprit inquiet ne peut gouter le repos, ni la liberté véritable? Et afin de le mieux entendre, remarquons, s'il vous plaît, en peu de paroles, qu'il y a de la liberté dans le repos, et qu'il y en a aussi dans le mouvement. C'est une liberté d'avoir le loisir de se reposer, et c'est aussi une liberté d'avoir la faculté de se mouvoir. Il y a de la liberté dans le repos: car quelle liberté plus solide que de se retirer en soi-même, de se faire en son cœur une solitude, pour penser uniquement à la grande affaire, qui est celle de notre salut; de se séparer du tumulte où nous

Jusqu'ici, ames chrétiennes, nous avons disputé de la liberté contre des hommes qui nous contredisent, et que nos raisonnements ne convainquent pas sur le sujet de leur servitude; car ils ne sentent pas celle du péché, parcequ'ils n'ont fait que ce qu'ils vouloient : ils ne s'aper-jette l'embarras du monde, pour faire concourir çoivent pas non plus que leurs passions les contraignent, parcequ'ils ne s'opposent pas à leur cours, et qu'ils en suivent la pente; si bien qu'ils n'entendent pas cette servitude que nous leur avons reprochée. Mais dans la contrainte dont je dois parler, j'ai un avantage, mes Sœurs: que le monde est presque d'accord avec l'Évangile, et qu'il n'y a personne qui ne confesse que cet empressement éternel où nous jettent tant d'occupations différentes est un joug extrêmement importun', et dur, qui contraint étrangement notre liberté. N'employons donc pas beaucoup de discours à prouver une vérité qui ne Confess. lib. VI, cap, vi, tom. 1, col. 125.- - 21. Cor. x. 26, 27.

tout ses desirs à une occupation si nécessaire ? C'est, mes Sœurs, cette liberté dont jouissoit cet ancien si tranquillement, lorsqu'il disoit ces belles paroles: Je ne m'échauffe point dans un barreau, je ne risque rien dans la marchandise, je n'assiége pas la porte des grands, je ne me mêle pas dans leurs dangereuses intrigues ; je me suis séquestré du monde, parceque je me suis aperçu que j'ai assez d'affaires en moi-même : In me unicum negotium mihi est ; si bien qu'à cette heure mon plus grand soin, c'est de retrancher les soins superflus: nihil aliud curo quàm ne curem 2.

A Tertull. de Pall, n. 3.

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