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d'affaires, uniquement la participation au tombeau de la Vierge et la clé de Bethléem. La première concession est illusoire; la seconde est ridicule ! » (1) Ce qui motivait l'expression vive et peut-être un peu sévère de M. Sabatier, c'est qu'en secret, il avait été convenu qu'on ne se servirait pas de la clé. Quel significatif exemple de discussion byzantine! Cependant avoir une clé, même sans pouvoir s'en servir, c'était déjà énorme dans un pays où le droit de balayer une église est considéré comme une prise de possession et recherché à l'égal du plus grand privilège.

Mais, pendant que notre ambassadeur obtenait un firman, les Russes s'en faisaient donner un autre. Tout ce qu'avait pu M. de la Valette avait été d'obtenir du sultan la promesse formelle de ne pas le faire lire solennellement, comme cela est l'usage. Ajoutons que malgré la promesse, le firman fut lu en grande pompe à Jérusalem.

Après ce succès, le Tsar ne cacha plus son but; il voulait le statu quo dans les affaires des Lieux-Saints. Cette prétention tendait à consacrer un état de choses doublement. injuste. Car, s'il était injuste de confirmer les usurpations des Grecs, il était aussi contraire au droit et attentatoire à la souveraineté de la Turquie, de vouloir rendre à jamais définitive par un traité, la situation anormale des religieux qui forment dans l'Empire Ottoman une sorte d'État dans l'État, bien que nous considérions cette situation comme légitime dans l'ordre actuel des choses.

Les prétentions des Russes à l'égard des Lieux-Saints paraissaient excessives déjà. Mais le Tsar allait bientôt étonner l'Europe par de nouvelles exigences.

(4) Cf. Thouvenel. Nicolas Ier et Napoléon III.

Bien que rien ne s'opposàt à laisser régler les affaires en suspens par l'ambassadeur ordinaire, le 28 février 1853. l'on vit arriver en grand apparat à Constantinople le prince Menchikof, commandant en chef de la flotte russe, avec une suite nombreuse et brillante d'officiers de haut rang. Cet appareil présageait une mission peu pacifique.

A peine débarqué, le prince Menchikof se montra d'une arrogance à rendre jaloux lord Stratford de Redcliffe. Il affecta dès son arrivée un mépris choquant pour les règles les plus élémentaires de l'étiquette et de la bienséance et parla en maître ; il demanda l'indépendance du Montenegro (1), réclama la destitution du patriarche grec de Constantinople et celle de Garachanine, ministre de Serbie et exigea la révocation du firman accordé aux Latins en 1852. Il voulait enfin, bien qu'il s'en défendit, obtenir sur les Grecs orthodoxes des droits équivalents à ceux de la France sur ses protégés.

Là était le but réel de sa mission; et, malgré les précautions pour le tenir caché aux autres ambassadeurs, on devait bientôt pénétrer le dessein de l'envoyé russe.

Menchikof désespérait les ministres turcs par ses demandes présentées coup sur coup, obtenait le renvoi d'un « ministre fallacieux » et voulait la consécration officielle du protectorat russe dans un traité ou dans un <<< acte équivalent à un traité et à l'abri des interprétations d'un mandataire malavisé et peu consciencieux. » (2)

(1) Menchikof était peut-être jaloux du succès de l'ambassadeur autrichien, M. de Leiningen, dont l'intervention venait d'amener la pacification du Montenegro.

(2) Note de Menchikof à Rifaat-pacha du 19 avril 1853 :

<«< Tout en voulant être oublieux du passé et n'exigeant pour répa

« Ce n'est pas l'amputation, mais l'infusion du poison dans tout son corps que l'on demande à la Turquie » écrivait lord Stratford de Redcliffe.

Cependant la question des Lieux-Saints était réglée le 4 mai par deux firmans. Il était décidé que la coupole du Saint-Sépulcre serait restaurée dans sa forme actuelle, telle quelle, avec faculté pour le patriarche grec de Jérusalem de présenter des observations, si cette forme était altérée.

Les Latins garderaient une clé de la grande église de Jérusalem et, pour donner une preuve de sa bienveillance, le Sultan ferait remplacer lui-même et à ses frais l'étoile d'argent du sanctuaire; l'exercice du culte dans l'église du tombeau de la Vierge devait être commun avec priorité pour les Orthodoxes.

Enfin le Sultan confirmait à tout jamais aux différents rites la possession des sanctuaires dont ils avaient à cette époque la jouissance soit en commun, soit d'une manière

exclusive.

La décision de la Sublime-Porte, signée par les représentants de la France et de la Russie, semblait devoir mettre fin à toute contestation. Elle était sans doute assez peu

ration que le renvoi d'un ministre fallacieux et l'exécution de promesses solennelles, l'empereur se trouvait obligé de demander des garanties solides pour l'avenir. Il les veut formelles, positives et assurant l'inviolabilité du culte professé par la majorité des sujets chrétiens tant de la Sublime-Porte que de la Russie, et enfin par l'empereur lui-même. Il ne peut en vouloir d'autres que celles qu'il trouvera désormais dans un acte équivalent à un traité, et à l'abri des interprétations d'un mandataire mal avisé et peu consciencieux ». Cité par de la Gorce: Histoire du Second Empire, t. I, P. 169;

avantageuse pour les intérêts français; mais la France était bien décidée à aller jusqu'au bout des concessions possibles. Ce n'est pas de ce côté que devaient venir les difficultés. Dès le lendemain, le 5 mai, Menchikoff envoyait au Divan une nouvelle note suivie d'une autre le 11.

Le 13 mai, il se rendit au palais de Dolma Bagtehe, sans se faire annoncer. Pour affirmer, une dernière fois, l'arrogance préméditée de sa conduite et donner, avant son départ, toute la mesure de son manque de tact, l'envoyé extraordinaire se présenta devant le Sultan luimême au moment de la mort de la Sultane Validé.

Sous le coup de cette démarche, Rifaat-pacha se retira et céda la place à Reschid-pacha.

Le 18, un grand conseil turc solennellement réuni pour étudier les notes russes, les repoussa formellement, « ne voulant pas faire un acte entièrement contraire au droit international et effacer totalement le principe de l'indépendance de la Sublime-Porte. »>

En vain Menchikof baissa le ton, déclara abandonner l'idée d'un traité formel et proposa au Divan de signer un sened moins solennel, ou même simplement une note, il était trop tard; la Russie avait démasqué son jeu. Il n'était plus question des Lieux-Saints ce point était réglé ; il s'agissait du protectorat, soi-disant reconnu par les traités de Kutchuk - Kaïnardji (1774) et d'Andrinople (1829).

Céder eut été une véritable abdication de la part la Turquie. Après la réponse négative, l'ambassadeur d'Autriche fit en personne et dans un but de conciliation, une démarche auprès de Menchikof le 20 mai; dé

marche vaine. La mission russe avait échoué; dans la nuit du 21 au 22, le prince Menchikof reprenait la mer; ce départ clandestin contrastait singulièrement avec l'arrivée fastueuse du Grand Amiral.

Le 31 mai, M. de Nesselrode écrivit lui-même à Reschid pour lui demander encore une fois la signature de la note dans les huit jours: à cet ultimatum, la Turquie ne pouvait répondre que négativement, et le 3 juillet 1853, les troupes russes franchissaient le Pruth sans déclaration de guerre « pour avoir un gage »; mais cette action souleva peu d'indignation tant l'occupation des Principautés était devenue pour la Russie une opération ordinaire.

Avant de continuer ce récit, il nous faut parler des démarches par lesquelles, dès 1850, la Russie avait essayé de diviser les puissances; et nous allons voir que les Russes, malgré leur double échec, se sont montrés particulièrement habiles dans les travaux de mines et de contre-approches, qu'il s'agit d'opérations militaires ou de manoeuvres diplomatiques.

Bien avant la mission Menchikof, et c'est une preuve de sa préméditation, le tsar Nicolas avait essayé de se ménager l'appui de l'Angleterre dans les affaires d'Orient. Il prenait un jour à part sir Hamilton Seymour, et sous forme de causerie amicale, « de gentleman à gentleman, » comme il se plaisait à le lui répéter; il demanda à l'ambassadeur un peu étonné « ce que l'Angleterre ferait en cas de démembrement de la Turquie ». Sir Hamilton Seymour avait beau protester que la Turquie ne lui paraissait pas malade à mourir, que, en tous cas, devant cette éventualité un accord européen serait nécessaire, le tsar insistait : « si désireux que nous soyons, disait-il, de prolonger l'existence du malade, et je vous prie de croire que je désire

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