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ET SUR

LES CONCLUSIONS QU'ON PEUT TIRER

DE

L'HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA PHILOSOPHIE.

Kant est assurément un des plus grands esprits qu'offre l'histoire de la philosophie dans l'antiquité et chez les modernes. La Critique de la raison pure, celle de la raison pratique, celle du jugement, avec les nombreux petits écrits qui font cortège à ces grands ouvrages, contiennent des trésors d'analyse et une multitude d'observations de tout genre où la finesse le dispute à la profondeur. Lorsque Kant n'est pas dans les lieus de son système, il a la vue nette et vaste; nul n'a mieux connu le jeu de nos facultés, leurs différences, leur harmonie, et les lois qui président à leur développement. Sous ce rapport, Kant ne le cède point, il est même supérieur au chef de l'école écossaise; mais il faut en convenir, la partie systématique des diverses Critiques ne résiste point à un sérieux examen.

Kant est par-dessus tout idéaliste. Il fait à l'empirisme une guerre à outrance; il lutte intrépidement contre toutes les tendances subalternes de son siècle; il ne recherche, il n'estime dans la connaissance humaine que l'élément rationnel; il aspire à la raison pure; et lorsqu'il est enfin en possession de cette raison pure, par une première et étrange contradiction il la déclare impuissante à connaître les êtres, à atteindre jusqu'à la réalité et à l'existence. Et pourquoi cela, je vous prie? Parce que la raison pure, toute pure qu'elle

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est, réside en un sujet déterminé et particulier qui, ayant sa nature propre et ses lois, la marque ainsi de son caractère, la rend subjective, comme parle le philosophe allemand, et lui ôte toute valeur hors de l'enceinte de la pensée. D'où il suit que Dieu, l'âme, la liberté, le temps, l'espace ne sont que des formes de la raison, des idées que la raison projette en quelque façon hors d'elle par l'énergie dont elle est douée, énergie admirable en elle-même, mais qui n'enfante que des illusions. Kant voudrait-il donc que la raison, pour posséder une puissance véritablement objective, fût à ce point impersonnelle qu'elle ne fit pas son apparition dans un sujet particulier? Mais nous l'avons dit bien des fois (1), une raison qui ne serait pas nôtre, qui, en sa qualité de raison universelle, infinie, absolue dans son essence, ne tomberait pas sous la perception de notre conscience, serait pour nous comme si elle n'était pas. Vouloir que la raison cesse entièrement d'être subjective, c'est demander un chose impossible à Dieu même. Non, Dieu lui-même ne peut connaître qu'en le sachant, avec son intelligence et avec la conscience de son intelligence. Il y a donc de la subjectivité dans la connaissance divine elle-même; et si cette subjectivité entraîne le scepticisme, Dieu aussi y est condamné.

Ainsi voilà Kant revenu à cet avis de Hume qu'après tout l'esprit humain ne connaît légitimement que ses propres phénomènes, et nous sommes retombés, ce semble, dans un radical et irrémédiable scepticisme. Pas du tout; par une seconde et généreuse contradiction, cette même raison pure, qui s'avoue incapable de certitude en métaphysique, se prétend tout à coup fort capable en morale d'arriver certainement à la liberté, à l'âme et à Dieu. C'est le devoir qui opère

(1) DU VRAI, DU Beau et du BieN, leç. III, p. 63.

ce prodige. En effet, le devoir est certain, et le devoir est inexplicable sans une âme spirituelle et libre et sans Dieu.

Nous en sommes très-convaincu, et ici nous nous joignons bien volontiers à Kant; mais pourquoi le devoir a-t-il à ses yeux cette nouvelle et féconde certitude? Qui lui persuade que le devoir n'est pas aussi une simple idée destituée de toute réalité, un pur produit de la raison, comme en métaphysique l'idée de Dieu, de la liberté et de l'âme ? Poussez à bout les analyses de Kant sur ce grand sujet, ne soyez pas dupes des mots et de l'appareil scientifique, et vous reconnaîtrez que la certitude du devoir repose sur le témoignage de la conscience. Otez la conscience, et jamais nous n'aurions su qu'il y a une loi du devoir armée d'une autorité impérative, une loi qui commande absolument l'obéissance, quelles que puissent être les résistances de la sensibilité, parce que cette loi ne vient pas de la sensibilité et qu'elle y est essentiellement étrangère.

La conscience, telle est donc la base dernière du dogmatisme moral que Kant appelle au secours de son scepticisme métaphysique. Mais toute cette doctrine compliquée et artificielle se brise devant ce dilemme ou la conscience est sans valeur ici, ou ailleurs on n'avait pas le droit de la rejeter. En un mot, toute la philosophie de Kant, dans son dogmatisme et dans son scepticisme, dans ce qu'elle a de vrai et dans ce qu'elle a de faux, dans ses plus belles et dans ses moins bonnes parties, a sa racine inaperçue dans une théorie de la conscience à la fois inexacte et inconsistante.

Kant en effet, dans la Critique de la raison pure, fait rentrer la conscience dans la sensibilité (1). Or si la cons

(1) Voyez PHILOSOPHIE DE KANT, leç. IV, Esthétique transcendentale, p. 71, etc.; V leç., Analytique transcendentale, p. 93, etc,; VI leç., Dialectique transcendentale, et surtout le Résumé.

cience est un mode de la sensibilité, il est clair que la conscience est tout aussi empirique que la sensation, et ne peut donner, d'après les principes de Kant, aucune certitude. Comment donc fonder la dernière ressource du dogmatisme sur la conscience qui, selon Kant, à titre d'empirique, est destituée de toute autorité? L'inconséquence est manifeste. Mais nous pouvons prendre la défense de Kant contre luimême. Car, selon nous, la conscience n'est pas une faculté qui tienne à la sensibilité : la conscience, c'est l'intelligence, c'est la raison présente à elle-même, s'éclairant et se soutenant elle-même. En fait, nul acte d'intelligence n'est dépourvu de conscience. En principe, il est impossible qu'il en soit autrement; car, comme nous l'avons tant répété, qu'est-ce qu'une intelligence qui connaîtrait sans savoir qu'elle connaît? Une intelligence sans conscience est une intelligence sans intelligence, une contradiction radicale, une chimère. La conscience n'est pas une faculté sensitive et incertaine; elle est la forme essentielle de l'intelligence emportant avec elle une absolue certitude. Qui ébranle cette certitude ruine toutes les autres, et condamne la philosophie au scepticisme. Qui admet, au contraire, la certitude de la conscience, doutât-il un moment de tout le reste, peut, ce point seul subsistant, reconquérir successivement toutes les grandes croyances nécessaires à l'homme, d'abord la foi à sa propre existence, puis à toutes les autres existences, à celle du monde et à celle de Dieu.

Voilà ce que l'auteur du Discours de la méthode et des Méditations pensait avoir établi à jamais. D'un trait de plume Kant a renversé le rempart élevé par Descartes contre le scepticisme, Encore une fois, il se montre ici l'émule de Hume et de Condillac, et ce n'est pas merveille qu'après avoir réduit la conscience à la sensibilité, il n'ait pu s'arrêter

sur la pente irrésistible qui entraîne tout empirisme au scepticisme universel.

En enlevant la conscience à l'intelligence et en la reléguant dans la sensibilité, Kant a commis une erreur immense, irréparable, qui, malgré son inconséquent appel à l'idée du devoir attestée par la conscience, s'est répandue à travers toute sa doctrine, et qui, si nous osons le dire, a corrompu à sa source la philosophie allemande contemporaine. C'est, en effet, depuis cette théorie de la conscience, cachée dans un coin obscur de l'Esthétique transcendentale, et acceptée sans discussion aucune, qu'il a été de mode en Allemagne de dédaigner la méthode psychologique, et de rejeter à un rang inférieur une science qui pourtant est la première de toutes les sciences philosophiques, puisque sans elle (1) toutes les autres ignorent leurs propres principes, et manquent de lumière, de solidité et de réalité. Dans la conscience est la certitude primitive et permanente où l'homme se repose naturellement, et où doit revenir le philosophe après tous les détours et souvent les égarements de la réflexion. La libre spéculation est un océan immense; les systèmes philosophiques sont condamnés à de perpétuelles vicissitudes; mais dans ce mouvement sans terme mais non pas sans loi, nous avons du moins une boussole, nous avons un ciel toujours visible pour diriger notre course; cette boussole est la méthode psychologique, ce ciel est la raison manifestée dans la conscience.

D'ailleurs, malgré ce grave et fondamental dissentiment, nous ne nous défendons pas d'une admiration sincère pour

(1) Voyez, dans les FRAGMENTS DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE, l'Avertissement de la troisième édition, où se trouve une défense de la psychologie adressée à M. Schelling.

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