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litiques, il fallait quelque sacrilége éclatant contre la maison du Seigneur. L'édifice social semblait done durable encore pour long-temps. Quelle main pouvait l'ébranler ? celle d'un homme fameux par ses attentats, étonnant par sa persévérance dans le mal, qui ne commit jamais une bonne action que pour arriver à des fins criminelles.

Oderint dum metuant.

(1) Ali Tébélen, qui paraît sur la scène de la Grèce, se prétend sorti d'une famille ancienne de l'Asie-Mineure, dont le chef, appelé Issa ou Jésus (2), passa en Épire avec les hordes de Bajazet Ildérim; mais il n'allègue aucun titre pour justifier son origine. D'après les recherches auxquelles je me suis livré pour découvrir son extraction, il paraît être indigène plutôt qu'asiatique, et descendre des Schypetars chrétiens qui embrassèrent le mahométisme

(1) Ce morceau d'histoire ayant été imprimé du vivant d'Ali pacha, qui en a eu connaissance, je le conserve comme je l'ai publié, en laissant la narration au temps présent, telle que je l'ai écrite.

:

(2) Issa Resoul, le prophète Jésus c'est le titre que Mahomet donne à J.-C., dont il nie la divinité. Plusieurs Turcs portent ce nom, ainsi que ceux des patriarches: Abraham, qu'ils nomment Ibrahim; Salomon, Suleyman; David, Daoud; Joseph, Jousouf; etc.

postérieurement à la conquête des Albanies par les Turcs. Ce fait semble positif; et sa généalogie, qui remonte à la fin du seizième siècle, serait au reste plus qu'indifférente, sans la célébrité à laquelle il est arrivé par son ambition.·

Mouctar, grand-père d'Ali, périt, dit-on, dans l'expédition des Turcs contre Corfou, que la valeur du maréchal de Schullembourg sauva de la fureur des infidèles; et il laissa en mourant trois fils, dont le plus jeune fut Véli, père du satrape de Janina, l'un des sujets principaux de cette histoire (1).

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L'Épire, à cette époque qu'on peut rapporter à l'année 1717, n'était point soumise à l'autorité d'un visir absolu. La Porte, pour contenir les Schypetars devenus mahométans, avait créé des armatolis, ou gendarmes chrétiens, chargés de la police du pays, qui étaient aux ordres immédiats de ses pachas de race osmanlique. Chaque canton, et souvent même chaque ville, formait une sorte de république autonome divisée en pharès, ou partis; et de grands feudataires contrebalançaient, au milieu de ces associations, l'autorité des pachas envoyés par la Porte Ottomane. L'Osmanli, quel que fût son caractère public, était suspect aux Épirotes, et tous se réunis

(1) On prétend que Mouctar Tébélen, abandonné sur le mont S.- Salvador, où il était préposé à la garde des signaux, fut pris et pendu par ordre du maréchal de Schullembourg, Allemand un peu dur, qui, en pareil cas, n'aurait même pas fait grace au muphti, tant on avait peu de

les Turcs.

respect alors pour

saient au besoin, afin d'empêcher les empiètements et surtout l'inamovibilité de ces proconsuls annuels (1), qu'ils faisaient déposer à leur gré. Mais à peine libres des craintes que les pachas leur inspiraient, les inconstans Schypetars tournaient leurs armes, peuplades contre peuplades, armatolis contre armatolis, de sorte qu'on n'était jamais tranquille. Cet état d'anarchie, dont les guerres coûtaient peu de sang, avait l'avan→ tage, malgré les froissements qu'il occasionait, d'entretenir un esprit belliqueux parmi les Épirotes, et surtout de les rendre attentifs au maintien de leurs libertés, dont ils étaient extrêmement jaloux. Les chrétiens, partout ailleurs esclaves, en prenant rang parmi les armatolis et les guerriers à la solde des seigneurs, étaient affranchis du tribut servile du caratch, ne connaissaient le sultan qué de nom, et jouissaient d'une considération particulière auprès des Turcs qu'ils faisaient parfois trembler. Ils avaient, par leur courage, conservé le patrimoine de leurs ancêtres, obtenu des cantons libres, la faculté de nommer seuls des capitaines pour les commander, et des franchises fondées sur des capitulations spé ciales octroyées par les sultans. Tel était l'état politique de l'Épire, terre antique de liberté, d'anarchie et de bravoure, où les Romains, ses premiers dévastateurs, campèrent comme on y voit maintenant les Turcs,

(1) Les visirs, pachas, cadis, etc., ne reçoivent jamais leur commission que pour une année lunaire, et leur firman se renouvelle à chaque bayram.

qui ne s'y sont jamais établis en maîtres. Il était réservé à un de ses enfants de donner des fers à la patrie des belliqueux descendants de Pyrrhus et d'Alexandre-le-Grand, sans entrevoir, tant sa démence l'aveuglait, que le pouvoir s'épuise par l'abus de sa propre force.

Véli bey, comme perdu dans la foule des tenanciers de la couronne, et ses frères, nés dans la petite ville de Tébélen, possédaient, à l'époque dont je parle, un revenu annuel de six mille piastres, somme qui représentait alors vingt mille francs de notre monnaie(1). C'était un grand revenu dans ce temps-là pour des particuliers, les denrées étant à vil prix; mais insuffisant pour des beys qui avaient des hommes d'armes à leur service, des chevaux à entretenir, de nombreux serviteurs à nourrir; et la famille fut bientôt divisée par l'intérêt. Comme les querelles domestiques ne se terminent jamais que par la violence, dans un pays régi par le droit du glaive privé, le plus terrible des fléaux, on prit les armes; et les deux frères aînés, Salick et Méhémet, s'associèrent afin de chasser Véli, né d'une esclave, qui fut forcé de s'expatrier et de courir les chances de la profession des chevaliers er

(1) La piastre turque, lorsque Michel Fourmont voyageait en Turquie, vers l'année 1728, temps correspondant à peu près à celui dont je parle, était cotée à 3 liv. 12 sols; elle est maintenant tombée à 13 sols, et il est probable que la monnaie du sultan n'aura bientôt guère plus de valeur que celle du roi d'Yvetot.

rants albanais, qu'on appelle vulgairement voleurs de grands chemins.

Au bout de quelques années de vagabondage, Véli bey, enrichi dans ce métier, et fortifié par une bande aguerrie de partisans, reparut inopinément devant Tébélen. Passer le fleuve Voïoussa (Aoüs), pénétrer dans un bourgade ouverte, contraindre ses frères à se renfermer dans la maison paternelle, fut l'affaire d'un moment. En vain ceux-ci, barricadés, voulurent résister; Véli, après avoir forcé les portes, les poursuivit jusque dans un pavillon, auquel il mit le feu, et fit ainsi périr au milieu des flammes, ses frères, qui ne l'auraient sans doute pas plus épargné s'il était tombé en leur pouvoir.

1

Après cette expédition, Véli bey, maître de la fortune entière de sa famille, riche des dépouilles amassées dans ses caravanes, devint le premier aga de la ville de Tébélen, où il songea à se fixer, en renonçant au métier toujours périlleux de chevalier errant. Il avait déja un fils d'une esclave, qui ne tarda pas à le rendre père d'un second enfant mâle et d'une fille. Malgré cette lignée, habile à succéder (1), pensa à s'allier, par un mariage juridique, à quelque maison titrée du pays. Il rechercha, en conséquence, et obtint la main de Khamco, fille d'un bey de Conitza; union qui le mit en rapport de parenté parmi les principales familles de la Toscaria,

il

(1) Les enfants issus d'une épouse ou d'une esclave, sont également légitimes et habiles à succéder, suivant le code civil des Turcs.

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