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facilement des embûches, se tint pour battu, sans coup férir, et fut content d'avoir un prétexte, pour ne pas s'aventurer hors des limites de la haute Albanie. Ces intrigues, dans d'autres temps, auraient pu déterminer l'autorité à prendre quelques mesures énergiques; mais le pacifique sultan Sélim feignit d'ignorer ces désordres, afin de porter son attention vers Passevend Oglou, qui venait d'arborer l'étendart de la révolte sur les remparts de Viddin.

C'est le propre des états despotiques d'être en proie aux rébellions. L'histoire ottomane ne parle que d'incendies, expression ordinaire de la volonté des bandes armées de la capitale, et signal des régicides, qui en sont la suite; elle n'est remplie que du récit des révoltes des satrapes que la foudre écrase comme les Titans; jamais il n'y est question du peuple, et si on jugeait du vrai possible, par le vrai connu, on ne pourrait croire qu'un pareil gouvernement existe encore au dix-neuvième siècle. La tyrannie, cependant, n'est pas le pire des maux. Quelque vicieuse que soit son essence, le centre de son action est supérieur à la force des ligues anarchiques, dont les passions isolent et paralysent les moyens destinés à faire leurs succès. Ali, mu par une volonté dominante, indifférent sur le choix des moyens, toujours prêt à commettre des crimes et non pas des fautes, sans cesse dirigé vers un but, empiétait méthodiquement pour se fortifier avec régularité, sans que les Souliotes imprévoyants fissent attention à l'accroissement de sa puissance. Au lieu

de profiter de son absence, pendant sa campagne dans la haute Albanie, pour attaquer Janina, dont il avait laissé la surveillance à ses fils Mouctar et Véli, alors jeunes et sans expérience, les Souliotes se contentèrent d'exercer des rapines qui tournaient au profit de quelques individus, sans être avantageuses à la chose publique. La révolte du pacha de Viddin pouvait également être favorable à leurs intérêts, lorsqu'un évènement inattendu attira l'attention générale des Épirotes.

La république de Venise avait été effacée du rang des puissances de l'Europe, et le traité de CampoFormio donnait à la France l'archipel Ionien avec ses dépendances en terre ferme. Cette nouvelle retentissait dans la Grèce, lorsque le 26 juin 1797 (9 messidor an V), un littérateur plein d'avenir, brillant de jeunesse, M. Arnault, vint, au nom de la France victorieuse, arborer son pavillon couronné de lauriers héréditaires, sur les donjons de l'antique acropole de Corcyre (1). Il faut avoir vécu dans l'Orient à cette époque, pour savoir l'impression que causa l'arrivée des Français dans les mers de l'Ionie. Leur nom répandait un prestige inconcevable parmi les nations. Trop heureux alors pour douter de l'in

(1) Cinq jours après cette prise de possession, le 15 messidor an V (5 juillet 1797), le général Gentili consomma l'occupation. Il trouva dans la place de Corfou 510 bouches à feu, et pour garnison, dans les Sept Iles et dépendances, 3828 soldats vénitiens. Correspondance inédite de Napoléon Bonaparte, t. II, p. 424.

constance de la fortune, et croyant n'avoir que des amis parce qu'ils se présentaient partout comme des libérateurs, un des hommes de ces temps d'illusions, l'adjudant- général Rose, vint fraterniser avec Ali pacha, qui reçut de ses mains la cocarde tricolore. On crut avoir fait une conquête dans la personne de l'enfant du crime et de la fortune; mais plus adroit que le missionnaire de la liberté, le rusé satrape, en répondant avec effusion à l'apôtre des doctrines du délire, sut habilement profiter de son inexpérience pour lui persuader qu'il était et qu'il serait à jamais le meilleur ami des Français. Il l'entoura de prestiges, de fêtes, et s'emparant de son esprit par la plus puissante des séductions, il lui fit épouser Zoïtza, jeune grecque, âgée de dix - sept ans, renommée par sa beauté entre les femmes enchanteresses dont Janina peut se vanter, à bon droit, de posséder l'élite et la fleur. L'Épire parut se dirigér vers des destinées nouvelles. Le pavillon d'une république née au sein des tempêtes flotta à côté du croissant dans le château du lac où se célébrèrent les noces de Rose et de Zoitza aux yeux noirs; l'archevêque Jérotéos bénit leur hymen, Mouctar, fils aîné d'Ali, fut le parrain de la couronne, et ainsi qu'aux jours trop fameux des saturnales révolutionnaires, le métropolitain, les fils du satrape et les Albanais, dansèrent la carmagnole. On ne parlait que d'égalité et on traita sur ce pied, avec le général Gentili, gouverneur des îles Ioniennes, au. nom de la république française, protocole si nou

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veau dans la diplomatie de Constantinople, qu'on n'a jamais pu le traduire en turc (1).

On en avait mieux saisi le sens dans le cabinet de Janina, et Ali, qui s'empressait de déférer aux demandes des républicains, leur ayant fourni des bœufs à crédit pour l'armée et le ravitaillement de l'escadre de l'amiral Brueys, sur le bon d'un commissaire des guerres, demanda à être traité avec une réciprocité fraternelle. A la vérité, ce qu'il avançait à ses amis, qui ne l'ont jamais payé (2), ne lui coûtait guère que la peine de le prendre à sés vassaux; mais on n'était pas tenu d'entrer dans ces détails. Il fallait rendre services pour services. Ses demandes semblaient marquées au coin de la modération. Il se plaignait sans amertume des mauvais procédés des Vénitiens qui n'avaient jamais cessé d'assister ses ennemis, et notamment les Acrocérauniens, en priant qu'on voulût bien se désister de cette politique aristocratique. Pouvait-on le désobliger? Comme toute innovation était alors à la mode, on ne manqua donc pas de se

· (1) Après avoir consulté tous les linguistes, on se décida à Constantinople à se servir du mot Réboublika, et cette république fut reconnue par la considération spéciale qu'elle në pouvait pas épouser une princesse d'Autriche, comme cela avait eu lieu sous le règne du meilleur de nos rois.

(2) Ali pacha ayant souvent réclamé cette créance, on lui répondit, à sa manière, que comme il ne payait pas les dettes de ses devanciers, ni même celles de son père, de même l'empire ne payait pas pour la république. L'observation ne lui fit pas plaisir; mais il s'en contenta.

départir des sages maximes de Venise; et des hommes qui se vantaient de combattre pour la liberté, permirent à un tyran de mettre des armements en mer, afin d'attaquer les peuplades indépendantes de Nivitza-Bouba et de St.-Basile, qu'il ne pouvait réduire sans cette concession.

Ces deux bourgades, situées dans la chaîne maritime des monts Cérauniens (1) étaient libres, sous la protection du visir de Bérat, auquel elles payaient une légère redevance. Leurs habitants, par suite d'usages anciens, s'expatriaient pour servir dans le régiment royal macédonien, sous les drapeaux des Bourbons de Naples, sans jamais perdre de vue leurs montagnes, dans lesquelles ils rentraient au térme de leur carrière militaire. Unis à la ligue des Schypetars par le fait, ils ne participaient que rarement aux intrigues des autres cantons, se contentant de prendre les armes quand on les attaquait, ou lorsque la cause publique l'exigeait; et, satisfaits de leurs sort, ils vivaient de leurs épargnes, de leurs pensions de retraite, et des fruits de leur territoire.

Cette condition était trop prospère, pour n'avoir pas excité l'envie du satrape de Janina; car l'indépendance de ces cantons faisait son tourment. Il cherchait depuis long-temps à en altérer la tranquillité pour les accabler; mais, ainsi que je l'ai dit, les Vénitiens qui regardaient l'Adriatique comme une mer

(1) Voyez t. I, c. vii, de mon Voyage dans la Grèce,

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