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et surtout avec Courd pacha, visir de Bérat, qu'on disait issu de la noble race de Scanderbeg. Dans le cours de quelques années, Véli bey eut de sa nouvelle épouse Ali et Chaïnitza, qu'on verra figurer dans les évènements tragiques de l'Épire. Depuis ce temps, Véli Tébélen, pour ne pas renoncer à ses premières habitudes, s'amusait à voler, de temps à autre, des moutons et des chèvres, à avoir des démêlés avec ses voisins, à la suite desquels il perdit une partie de ses biens. Il fut atteint d'une maladie, attribuée à des excès bachiques; et il mourut à l'âge de quarante-cinq ans, laissant cinq enfants, au nombre desquels se trouvaient Ali et sa sœur Chaïnitza, qui étaient en bas âge.

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Ces détails, que je tiens du visir Ali lui-même, ainsi que les principales particularités de sa vie, m'ont été confirmés par un homme qui l'avait suivi dès sa plus tendre enfance(1). «Són esprit turbulent, «me disait ce vieillard, se manifesta au sortir du ha«rem; car on remarquait en lui une pétulance et une <«<activité qui ne sont pas ordinaires aux jeunes Turcs, << naturellement altiers et d'un maintien composé. Dès «qu'il put se dérober à la maison paternelle, ce fut pour <«<courir les montagnes, dans lesquelles il errait au <«<milieu des neiges et des forêts. En vain son père

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(1) Jérome de la Lance, gentilhomme savoisien, qu'une affaire malheureuse avait obligé de quitter son pays, et de se réfugier auprès de Véli bey. J'ai connu en 1806, ce vieillard presque centenaire, qui exerçait la médecine à Janina, où il est mort.

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<«<voulait fixer son attention. Obstiné autant qu'indo«cile, il s'échappait des mains de son précepteur, << qu'il maltraitait même lorsqu'il était sûr de l'impu«nité. Ce ne fut enfin que dans l'adolescence, après «avoir perdu son père, qu'on lui apprit à lire, et <«<il parut s'apprivoiser. Il tourna alors ses affections <<vers sa mère; il se soumit à ses faciles volontés, «<et il n'eut plus d'autre règle que ses conseils. <<< Elle lui apprit surtout à haïr ses frères consanguins, << en fomentant dans son cœur les passions jalouses qui « la dévoraient. >>

Les enfants qui naissent des polygamies simultanées n'ont jamais cette fraternité qu'on remarque dans les familles issues d'un même sang. Ils partagent, dès leur jeune âge, les dissensions du harem, en entrant dans les querelles de leurs mères, qui sont naturellement portées à détester leurs rivales. Ainsi dès le berceau datent des ressentiments que le temps ne manque jamais de faire éclater, surtout quand le chef qui les comprimait vient à mourir. (1) C'était la position dans laquelle se trouvait la famille de Véli bey, dont la mort avait été précédée de celle de son esclave favorite, qui laissait ainsi les enfants du premier lit à la disposition d'une marâtre jeune, et douée d'un caractère qu'on était loin de lui supposer.

Tant que Véli bey avait existé, Khamco n'avait

(1) Loin que les polygamies rendissent le mariage plus commode, le joug en était bien plus pesant. Tous les enfants d'une femme avaient autant de marâtres que leur père avait

paru qu'une femme ordinaire; mais, dès qu'il eut fermé les yeux, renonçant tout à coup aux habitudes de son sexe, elle quitta les fuseaux, abandonna le voile; et nouvelle amazone, elle prit les armes, sous prétexte de soutenir les droits de ses enfants; elle réunit autour d'elle les partisans de son époux, auxquels elle prodiguait ses corruptrices bontés; et elle parvint, de proche en proche, à engager dans sa cause ce que la Toscaria avait d'hommes dissolus et dangereux. Les peuplades voisines de Cormovo et de Cardiki, alarmées de cette influence extraordinaire d'une femme, et craignant pour leur indépendance, quelle menaçait sourdement, se préparaient à combattre l'orgueilleuse maîtresse de Tébélen, qui les prévint en leur déclarant la guerre. Après cette résolution, on la vit bientôt à la tête de ses bandes, bravant les dangers, combattant parfois et intriguant sans relâche, jusqu'au moment où, trahie par la fortune, elle tomba dans une embuscade de ses ennemis, qui la traînèrent avec ses enfants, Ali et Chaïnitza, dans les prisons de Cardiki, triomphe fatal aux vainqueurs, comme on le dira dans la suite de cette histoire.

d'autres femmes; chacun épousait les intérêts de sa mère, et regardait les enfants des autres femmes comme des étrangers ou des ennemis. De là vient cette manière si fréquente de parler dans l'Écriture: C'est mon frère et le fils de ma mère. On voit des exemples de ces divisions dans la famille de David, et encore de bien pires dans celle d'Hérode. Mœurs des Israëlites, par l'abbé Fleury, c. 14, p. 63; éd. in-12.

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Les Cardikiotes en jugeaient bien autrement alors. La famille de Véli bey devait succomber dans cette occurrence; car déja Khamco était 'accusée d'avoir empoisonné le fils aîné de son époux, né de l'esclave dont le second enfant végétait dans un état d'imbécillité qu'on attribuait à ses soins. Mais, par une de ces fatalités qui s'expliquent, l'état d'une jeune femme, intéressante à cause de son courage, inspira de la pitié. Ses jours furent respectés; on négocia son rachat, ainsi que celui de ses enfants; et un Grec d'Argyro Castron, G. Malicovo, fournit leur rançon, qui fut fixée à vingt-deux mille huit cents piastres (1).

Khamco, rendue à la liberté, ne s'immisça plus dans les guerres civiles de l'Épire. Occupée du soin de rétablir sa fortune, sans réformer les dérèglements de sa vie, elle élevait le jeune Ali comme devant être son vengeur; et elle l'entretenait de ces maximes funestes, qui ont fait le destin de sa vie : mon fils, lui disait-elle sans cesse, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu'on le lui ravisse. Souvenez-vous que le bien des autres n'est à eux que parce qu'ils sont forts; et si vous l'emportez sur il vous appartiendra. Par ces conseils pernicieux, elle formait son fils au brigandage, en lui répétant que le succès légitime tout. Enfin, elle favorisait ses plus coupables désirs, en insistant sur

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(1) Environ soixante-quinze mille francs. Ce négociant, auquel Khamco et sa famille durent la liberté, a été empoisonné en 1807, à Élevthéro-Chori, près Salonique, par ordre d'Ali pacha.

cet adage que Spartien met dans la bouche de l'incestueuse Julie, en parlant à son beau-fils: cuncta licet principi (1).

Ali, qui aime à raconter les particularités de sa vie, s'animait en parlant de cette sorte d'éducation première. «Je dois tout à ma mère, me disait-il un «<jour; car mon père ne m'avait laissé, en mourant, «qu'une tanière (2) et quelques champs. Mon imagi<< nation, enflammée par les conseils de celle qui m'a << donné deux fois la vie, puisqu'elle m'a fait homme «et visir, me révéla le secret de ma destinée. Dès alors je ne vis plus dans Tébélen que l'aire natale de <«< laquelle je devais m'élancer pour fondre sur la proie «que je dévorais en idée. Je ne rêvais que puissance, << trésors, palais, enfin ce que le temps a réalisé et <<me promet, car le point où je suis arrivé n'est pas <«<le terme de mes espérances.» ope

De quelles espérances se repaissait donc encore Ali, élevé au plus haut point des grandeurs auxquelles un sujet puisse aspirer? Cette réflexion me conduit à retracer sa position au moment où il prit son essor, pour s'élancer dans la carrière de l'ambition.

L'Épire était alors gouvernée par trois pachas, qui étaient ceux de Janina, de Delvino, et de Paramy thia. On regardait comme cantons et villes libres, sous leur patronage, la Chimère, Cardiki, Zoulati,

(1) El. Spart. in vita Antonin. Caracall.

(2) Tanière; l'expression du visir est trypa, reúna, un trou, pour désigner sa maison paternelle.

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