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au 21 janvier, jour néfaste, le tyran, entouré de ses sicaires, força les portes de la demeure d'une faible créature sans défense.

Elle entend la voix d'Ali, qui lui apparaît, tel qu'un spectre menaçant, à la lueur des torches de bois gras portées par deux sicaires. Elle connaît sa fureur, son avidité; elle rassemble son or, ses bijoux, et les dépose à ses pieds: Il s'en empare: ce n'est que mon bien que tu me restitues; mais peux-tu me rendre le cœur de Mouctar? Euphrosine, à ces mots, conjure le satrape par ses entrailles paternelles; par ce fils qu'elle a trop aimé, et dont l'amour fit son malheur, sans être son ouvrage, d'épargner une mère, jusqu'alors irréprochable. Mais ses larmes, ses sanglots, ses prières ne peuvent fléchir celui qui a résolu sa perte: d'impitoyables archers (cahouas), la saisissent, la chargent de chaînes, lui jettent sur la tête, au lieu de voile, un morceau de toile grossière, et l'entraînent au serail.

La vengeance semblait ne devoir frapper qu'une femme dévouée à la mort par la jalousie et la cupidité. Mais Ali pacha feignant de n'avoir déféré qu'aux remontrances de ses belles-filles, et à la voix de quelques moralistes sévères, qui prétendaient ramener le règne de l'innocence dans une ville qu'il souillait chaque jour par ses impudicités (1), fit arrêter en même

(1) Une de ses Proxénètes, ou entremetteuses, s'étant présentée à lui le jour de l'exécution, il voulut prouver son impartialité en la faisant jeter sur-le-champ dans le lac.

temps quinze dames, toutes chrétiennes, appartenant aux familles les plus recommandables de Janina. Un Valaque, appelé Nicolas Ianco, profitant de la circonstance, dénonça et lui livra sa propre femme enceinte de huit mois; et Euphrosine, à la tête de seize accusées, parut devant le tribunal du visir, pour entendre de sa bouche l'arrêt qui la condamna à mort, ainsi que ses compagnes.

Après ce jugement, dont les débats, que je n'ose révéler, tant ils sont incroyables, offrirent les scènes les plus déchirantes du désespoir et de la douleur, Ali fit conduire les condamnées dans un cachot, où elles passèrent deux jours entiers dans les angoisses et les sueurs de l'agonie. Il attendait, à ce qu'on a prétendu depuis, que quelqu'un demandât leur grâce!...lorsque vers la fin de la troisième nuit, la prison s'ouvrit avec fracas; des bourreaux conduits par Tahir, ministre des exécutions, saisirent dix-sept mères de famille, qu'ils précipitèrent dans le lac, où elles reçurent avec la mort la palme du martyre. Euphrosine expira de frayeur en marchant au supplice. Dieu rappela à lui comme spontanément, cette âme tendre qu'il avait formée; et les flots du lac, en rejettant les cadavres des suppliciées, publièrent le crime et la honte ineffaçable de leur bourreau. Euphrosine reçut la sépulture dans la terre sainte du monastère des S.S. Anargyres, où l'on montre encore son tombeau couvert d'iris blancs, sous l'abri d'un olivier sauvage. Toutes les églises se disputèrent l'honneur de recueillir les restes mortels de ses compagnes, qui

furent honorées du titre de callimartyres (1), et de leur rendre les devoirs de la sépulture, action que le tyran feignit d'ignorer, tant son autorité, toute redoutée qu'elle était, se trouva compromise par un tel excès de cruauté.

Malgré cet élan de la piété publique, personne n'osait donner asyle aux enfants d'Euphrosine, qu'on avait chassés de leur maison, dévolue au satrape, après l'exécution de leur mère. Ils erraient sur les places publiques, en demandant du pain qu'on leur donnait à la dérobée, et leur mère que personne ne pouvait désormais rendre à leur cris, lorsque le triste archevêque Gabriel, ministre du Très-Haut, suivi de ses diacres, toujours prêts à braver la mort, s'achemina vers le serail, afin de solliciter la permission de sauver ses neveux. Il apportait de l'or et des présents, que les gardes présentèrent au visir avec sa requête : pour lui, prosterné au pied du grand escalier, le front dans la poussière, résigné comme la patience, et muet comme la douleur, il attendait son arrêt!... Un ordre signé du pacha, qu'on jette du haut de la galerie, et qui lui est présenté par le chef des prisons Tahir, auquel il baise la main en se relevant, lui apprend que sa demande est octroyée. Il se retire, et le ciel, en remettant entre ses bras les enfants de la mar

(1) Kaμáρтupaι, callimartyres. L'église grecque donne ce surnom à plusieurs femmes martyres, comme on peut le voir dans les Novelles de Manuel Comnène, où sainte Barbe et sainte Euphémie sont qualifiées de callimartyres, ou belles martyres.

tyre, lui rend les larmes que la terreur retenait dans ses yeux. Ses sanglots éclatent; et moi-même en voyant Gabrielle et son frère autour de leur oncle, qui élevait leur jeunesse dans l'amour du seigneur, j'ai plus d'une fois versé des pleurs en entendant ce récit.

L'expédition contre Giorgim pacha ayant été de courte durée, Mouctar reprit aussitôt le chemin de l'Épire, où sa passion fatale le rappelait plus vivement que le désir de revoir son père, et d'acquérir de la gloire en se mesurant contre les Souliotes. Il avait passé le Vardar, traversé la Macédoine Cisaxienne, remonté le Pinde, et il venait, au bout de quelques jours de marche, de s'arrêter auprès du Caravanserail de Ian Catara, qui ferme le défilé du mont Lingon, lorsqu'un courrier de Véli son frère lui remit une lettre, par laquelle il l'informait du sort d'Euphrosine. Il l'ouvre; Euphrosine! s'écrie-t-il? et saisissant un de ses pistolets, il le décharge sur le messager, qui tombe mort à ses pieds: voilà ta première victime!... Je ne vois plus que des scélérats dans ceux qui m'environnent; ils sont les complices de mon père; fuyez malheureux! Il s'assied, l'œil égaré; à plusieurs reprises il se frappe les cuisses, il frémit, ses paroles se choquent; quelques larmes s'échappent de ses yeux il nomme Euphrosine, parle de ses derniers adieux, maudit son père, frémit en voyant le chrétien sans vie étendu à ses pieds: Il était innocent;... non, s'écrie-t-il, il a mérité son sort, puisqu'il m'a annoncé mon malheur.

En achevant ces, mots, le coupable fils d'Ali s'élance sur son cheval, et, la tête voilée d'un châle, il prend le chemin de Janina. Ses gardes le suivent de loin, attentifs à ses mouvements, tandis que les habitants de Mezzovo, prévenus de sa fureur, désertent leur ville, ainsi que les bergers abandonnent les pâturages à l'approche d'un loup atteint d'hydrophobie qui menace leurs chalets. Il jette à peine un regard sur leurs demeures; il entre en se précipitant avec rapidité dans les gorges de l'Inachus, traverse vingt fois sans s'en apercevoir le cours sinueux de ses eaux, franchit le Dryscos, et, prenant un esquif qu'il trouve à l'extrémité du lac, témoin de la mort d'Euphrosine, il débarque au pied de son serail, où il va cacher sa douleur et son désespoir.

Ali, informé du retour de Mouctar, peu inquiet d'une colère qui s'exhalait en larmes et en menaces, lui ordonne de se rendre sur-le-champ au palais. Il ne te tuera pas, dit-il, avec un sourire amer, à celui qu'il chargeait de lui porter sa volonté suprême. Le page s'incline, et l'insensé devant lequel il se présente, frappé de la précipitation du commandement de son père, obéit comme un timide enfant. Approche Mouctar, dit le visir, en lui présentant sa main meurtrière à baiser dès qu'il le vit paraître; je veux ignorer tes emportements; mais n'oublie jamais à l'avenir, que celui qui brave comme moi l'opinion publique, ne craint rien au monde. Dès que tes troupes seront rentrées à Janina et reposées de leurs fatigues, tu te disposeras à marcher contre

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