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Souli; je t'instruirai alors de mes volontés, tu peux

te retirer....

A ce ton absolu, Mouctar, aussi confus que s'il eût reçu le pardon de quelque crime énorme, baise la robe du visir et s'éloigne. Il regagnait son serail, lorsqu'il rencontre Véli; les deux frères s'observent d'abord en silence, en scrutant les regards de ceux qui les entouraient; et, après s'être donné le salut de paix, ils entrent et se renferment dans l'intérieur du palais. Là, sans témoins, Véli raconte à son frère les intrigues qui ont causé l'évènement que leur cœur dépravé ne déplora pas long-temps. Mouctar, devenu plus calme, jura dès lors de ne jamais revoir ses femmes, qu'il dévoua à un perpétuel veuvage, et ce fut le seul des serments qu'il a religieusement observé; car plus de quinze ans après, la rigueur de cet arrêt pesait encore sur ces tristes recluses, plus blâmables que coupables d'une dénonciation dont le satrape avait été le provocateur. Véli, moins exaspéré que son frère, ne promit rien, laissa au temps à décider ce qu'il ferait; et les fils de l'homicide, pour dissiper leurs chagrins, passèrent la nuit qui suivit leur entretien dans le vin et la débauche, livrés aux désordres que le courroux du ciel frappa jadis des plus terribles châtiments.

Pendant la diversion occasionée par la révolte de Géorgim pacha, les Souliotes, que leur polemarque Samuel réveillait de leur apathie ordinaire quand le danger s'éloignait, firent des excursions où le courage de leurs guerriers brilla d'un vif éclat. Samuel

était pour eux un génie inspirateur. On ignorait son pays, son origine, car il était apparu tel qu'un astre précurseur de la bonne fortune, au milieu des enfants de la Selleïde, sous le nom de Jugement dernier, (ń TEλEUTαía xρíois), refrain et protocole ordinaire de tous ses discours. Le peuple, naturellement enclin au merveilleux, l'avait reçu comme un envoyé de Dieu; quelques chefs s'imaginaient reconnaître en lui un officier de distinction caché sous la haire d'un moine; et le divan, auquel on révéla son existence, pensa, dans sa sagesse, que c'était l'Antechrist, que les Turcs attendent d'une foi aussi fermie, que les juifs espèrent après l'arrivée du Messie; tandis que l'oracle de la diplomatie de Péra, le baron de Herbert, affirmait que c'était un jacobin. Ali, mieux informé, savait que c'était un fils de St. Basile, et c'est tout ce qu'on a jamais pu découvrir au sujet de cet individu.

Animé de l'esprit de Jeanne d'Arc, de Catelineau, et des êtres qui placent leur espérance en Dieu, pour le salut de la patrie, Samuel répétait aux Grecs que les temps étaient accomplis; et plein d'un saint enthousiasme, au plus fort des adversités, il n'avait cessé et ne cessait de s'écrier: Les jours de grace sont arrivés, et les villes de l'Assyrien impie vont tomber comme les tentes dressées pour la nuit, qu'on abat au lever du soleil (1). Chaque angle de rocher était la tribune d'où il annonçait la parole divine au peuple, et l'autel sur lequel il sa

(1) Isaie, c. 24, V. 20.

crifiait au Dieu de la croix pour le salut des fidèles. Ses paroles et sa foi auraient transplanté les montagnes; les palicares de Souli bondissaient à sa voix comme des béliers: hommes et femmes devinrent les guerriers du jugement dernier, tous ne virent plus dans la perte de la vie que le chemin qui conduit à un avenir où, disait-il, la mort et la nature étonnées verront renaître la créature dans une gloire impérissable. Souverain au conseil des vingt-cinq, serviteur des malheureux, orateur et soldat, Samuel, aussi actif que prudent, faisait en même temps creuser des retranchements, élever des tours, et dirigeait souvent lui-même deux petites pièces de canon qui composaient toute l'artillerie des Souliotes. Il disparaissait de temps en temps pour se rendre aux marchés circonvoisins, afin de procurer à la république des provisions, qu'il échangeait contre des chapelets, des reliques et des images : déguisé en mendiant, il pénétra même plus d'une fois dans les camps ennemis; et, de retour dans les montagnes, on le vit toujours au poste du danger, entouré des chrétiens les plus fervents. Un pareil homme aurait changé les destins de la Grèce, si les volontés du ciel eussent alors marqué l'époque de sa délivrance.

Il venait d'élever la forteresse de Ste.-Vénérande, située entre Cako-souli et Kounghi, lorsque Photos Tzavellas, et Caïdos, sa sœur, à la tête de quarante palicares, se précipitant à la suite des avalanches dont les masses, en tombant dans l'Achéron, ouvraient les défilés de la Selleïde, parurent dans la Thesprotie,

pour en expulser les soldats qu'Ali pacha y avait mis en cantonnement. Étonnés des prodiges de ces nouveaux Dioscures, car le frère et la sœur savaient battre l'ennemi et chanter leurs victoires sur la lyre antique des héros (1), les Souliotes ne jurèrent bientôt plus que par le glaive de Photos (2), devenu à juste titre aussi célèbre, que l'épée de Roland l'était parmi nos anciens chevaliers. La gloire qu'ils obtenaient chaque nuit en surprenant les postes des Turcs, révélait, au retour de la lumière, à leurs compatriotes, le riche butin qu'ils étalaient à leurs yeux, lorsqu'ils rentraient dans leurs villages, précédés de nombreux troupeaux et chargés des dépouilles des barbares. Tant de prospérités ne pouvaient être durables, et l'envie qui s'attache au mérite devait bientôt porter des coups funestes aux plus fermes soutiens de la Selleïde.

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A la nouvelle de ces désastres, Ali pacha ordonna à son fils Mouctar de se rendre dans la Thesprotie, et de ne pas risquer d'affaire générale contre les chrétiens, mais de les traquer, de manière à les renfermer dans leurs montagnes. Il avait compris

(1) Photos, comme tous les Épirotes de distinction, touchait si agréablement de la lyre, qu'on le surnommait le Callilyre, ¿ Kúpos. C'était son usage de chanter les exploits des braves dans les repas militaires.

(2) Au lieu de jurer par Dieu, les Souliotes attestaient leurs serments par l'épée de Photos, en disant: Si je mens, que le、 glaise de Photos tranche mes jours; Αν ψεύδωμαι, τὸ Σπαθὶ τοῦ Φώτου νὰ μοῦ κόψῃ ταῖς ἡμέραις.

par l'expérience que c'était le seul moyen d'obtenir des succès, en combinant avec le blocus la ruse et la puissance corruptrice de l'or, moyens vainqueurs dans le monde, où les succès, regardés comme l'œuvre du génie militaire, ne sont, très souvent, que le résultat de l'argent ou du hasard. En conséquence de ces instructions, Mouctar, au lieu de brusquer les attaques, se contenta d'abord de gagner du terrain pied-à-pied; et maître, après quelques semaines d'escarmouches, de l'entrée des défilés, il obtint plus qu'il n'aurait gagné par des assauts meurtriers. Les Souliotes se trouvèrent, pour la première fois, véritablement assiégés; et comme ils ne voyaient plus de termes à leurs fatigues, l'aigreur, compagne de l'adversité, montra bientôt qu'ils n'étaient plus ces mêmes hommes qu'un intérêt commun attachait à la plus juste des causes. Quelques chefs, devenus riches, murmuraient contre l'éternité de la guerre (1), et jetaient de la défaveur sur les discours de Samuel, qui criait vainement aux armes, du haut de la forteresse de Ste.-Vénérande; sa voix ne retentissait plus que dans le désert. Travaillés d'un mal secret, de funestes divisions éclatèrent jusque dans les pharès, et Ali, dont elles étaient l'ouvrage, en profita pour entamer des négociations plus dangereuses que ses armes; l'année 1802 s'ouvrit, pour les Souliotes, sous ces sinistres auspices.

(1) Tous ceux qui seront parvenus à s'enrichir, croyezmoi, dit Hérodote, vous les verrez bientôt rebelles. CLIO, c. LXXXIX; traduction de A. F. Miot.

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