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être maîtres des plates-formes, ils s'occupent à vider les magasins, dont les femmes enlèvent les munitions, qu'elles se passent de main en main jusqu'à l'entrée du grand défilé de Souli. Après cette opération qui dura jusqu'à l'apparition des premières clartés du jour, Samuel intime, d'une voix éclatante, aux Turcs, de se rendre s'ils veulent avoir la vie sauve. Ils jettent leur armes en signe d'adhésion; mais, ô perfidie! à peine les Grecs commençaient à les ramasser, qu'une fusillade meurtrière tue un grand nombre d'entre eux. Irrités de cette déloyauté, un cri se fait entendre: Plus de quartier! Le combat s'engage, et les Souliotes, roulant quelques barils de résine sur lesquels ils entassent des piles d'arbustes et de pins, allument un feu dévorant au milieu du donjon, et cent soixante Turcs sont dévorés par les flammes.

Ce coup d'audace épouvanta les postes mahométans campés dans les champs Élyséens, qui se prolongent jusqu'aux hauteurs de Paramythia, et la nouvelle du désastre de Vilia ayant été apportée à Janina, Ali entra dans un tel accès de fureur, qu'il parut frappé de démence. Agité des furies, il apostrophait des fenêtres de son palais ceux qui se trouvaient à portée de l'entendre, en criant d'une voix terrible : N'y a-t-il plus parmi vous de vrais croyans ? jusqu'à quand, race timide, traînerez-vous une vie ignominieuse ? Laisserez-vous toujours une poignée de brigands désoler la Turquie? Attendrez-vous qu'ils se soient emparés de Janina ? Que ceux d'entre vous qui sont fils d'Islam, viennent aussitôt

s'enrôler sous mes drapeaux. Il commande en même - temps aux Céryces proclamateurs de ses ordres, d'annoncer le danger public; il expédie de toutes parts des courriers et des commissaires pour accélérer la marche des contingents, qu'on vit au bout de quelques semaines, pareils aux torrents du Pinde à l'approche du printemps, se répandre dans le vallon de Janina au nombre de quatorze mille hommes.

Le despotisme a ses formes particulières. Il est si atroce qu'il lui est impossible de se calomnier, et personne ne peut faire un portrait plus horrible de son gouvernement, que celai que les historiens turcs en ont tracé eux-mêmes. Ainsi on cessera d'être étonnés de ce que j'ai raconté et de ce qui me reste à dire, si on réfléchit que les Orientaux entendent les notions du juste et de l'injuste en sens contraire des principes sacrés de la morale, de la justice et de l'humanité. Ali pacha, irrité de ses défaites, ne connut plus de bornes à sa vengeance dès qu'il eut rassemblé autour de lui une armée formidable. Son premier soin fut d'imprimer la terreur dans l'esprit de ses soldats, en leur faisant entrevoir pour récompenses, le pillage et le plaisir de verser impunément le sang humain. Avec de pareils esclaves on peut tout oser, quand on est assez favorisé de la fortune pour leur donner des peuples à dévorer. Dans la revue qu'il passa à Bonila, il offrit d'abord aux yeux de ses soldats l'appareil des têtes de quelques prisonniers de guerre Souliotes, et le spectacle du supplice d'un Schypetar de Cormovo,

qu'il aperçut dans les rangs des Toxides. Son ressentiment cherchait depuis vingt-cinq ans ce malheureux qui se croyait oublié, lorsque son ennemi le reconnut: c'est ainsi que je punis mes ennemis, dit-il en le faisant pendre, et les courtisans applaudirent à cet acte de férocité en disant, qu'Ali avait une mémoire imperturbable. Pour vous, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats, à douze lieues d'ici, vous trouverez le prix de votre valeur, sans réfléchir que s'ils avaient été battus, ils se débandaient, par cela seul que leur avenir ne reposait que sur l'inconstance de la fortune. L'armée en conclut qu'on n'offensait jamais impunément un pareil maître, qu'il fallait vaincre, et il donna l'ordre aux différents corps de prendre le chemin de la Thesprotie, en plaçant cette fois Veli pacha, son second fils, à la tête de toutes ces bandes armées.

Fidèle à son dernier plan de campagne dicté par une longue expérience, le visir qui avait vu, ainsi que les Spartiates campés au pied du mont Ira, lorsqu'ils assiégeaient les Messéniens, s'écouler dix hivers et autant d'étés depuis le commencement des hostilités contre Souli, répartit les postes entre ses lieutenants de la manière suivante. Sur une circonférence de douze lieues, il plaça Veli pacha à Tzangari; Hugues ou Hagos Mouhardar et Metché-Bono à Vilia; Hassan Tchapari de Margariti avec Ibrahim Dem de Philatès à Zavrouchos, Jousouf Arabe à Tzécourati, et Békir Djocador au village de Seritchani. Ce blocus aurait porté le désespoir parmi d'autres hommes que les

Souliotes, qui se signalèrent encore par des actions extraordinaires de bravoure, malgré la désunion de leurs capitaines, et dont la valeur aurait sauvé pour jamais la république, si son heure fatale n'eût été marquée par celui qui dispose du sort des cabanes et du destin des empires.

Samuel, mieux informé que ceux qui l'ont blâmé depuis, conseilla aux Souliotes, sans leur en dire la cause, de ne pas s'éloigner de leurs montagnes, en poussant à de trop grandes distances leurs excursions. La défection des deux capitaines, Koutzonicas et Diamanté Zervos, l'avertissait que les défilés pouvaient être envahis, tandis que leurs défenseurs seraient occupés à fourrager. Il aurait voulu en dire davantage, mais il ne pouvait, à cause de la discrétion imposée à son caractère par le secret attaché à l'un des plus augustes mystères de la religion, s'expliquer qu'en termes généraux, et on n'écouta ses conseils que lorsqu'il n'en fut plus temps; un traître l'avait prévenu.

Pilios Gousis, c'était le nom de ce déloyal enfant de Souli, qui vivait loin des regards des siens, depuis qu'un manque de courage l'avait flétri dans un jour de combat, où il prit la fuite à l'approche des Turcs. Le nom de lâche (dɛλòç), avait déchiré son oreille; son épouse n'était plus admise à puiser de l'eau au réservoir commun, qu'après les autres femmes Souliotes, et cet affront de tous les jours, dont elle l'accablait en rentrant dans ses foyers, envenimait sa blessure. Vainement on lui avait offert le

moyen de réparer sa faute par quelque action d'éclat, il avait refusé constamment de reparaître à la tête de sa compagnie. Il méditait la vengeance, et un premier oubli de ses devoirs le porta au plus grand des forfaits, à celui de lèze-patrie. Dans les derniers temps, il avait éloigné sa famille pour accomplir plus sûrement son coupable dessein. Plusieurs fois il s'était rendu secrètement au quartier-général de Véli, que la Porte venait de nommer pacha du Chamouri, qui l'avait comblé de présents. Séduit par cet appât grossier, le traître convint avec l'ennemi de son pays, que dans la nuit du 22 au 23 septembre il ferait monter à la faveur des ténèbres, deux cents Turcs qu'il cacherait dans sa maison, qui formait, ainsi que les demeures des grands du pays, une sorte d'enceinte crénelée, et situéee avantageusement à l'une des extrémités du village de Souli. En même temps, ajouta-t-il, ton altesse paraîtra avec toutes ses forces devant le hameau, et au moment où elle sera aux prises avec les Souliotes, je les attaquerai à l'improviste avec les deux cents soldats que tu m'auras confiés. Le poste que je te propose d'assaillir ainsi, sera d'autant plus facile à emporter, qu'il ne sè trouve maintenant qu'une cinquantaine d'hommes capables de le défendre.

Veli ayant consenti à cette proposition, elle fut exécutée avant que l'oeil vigilant de Samuel eût découvert sa trame, et l'œuvre des ténèbres s'accomplit aussi rapidement que la pensée criminelle qui l'avait conçu. Souli fut enlevé, comme une aire d'aiglons en

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