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de son père, ne craint pas de lui dire, qu'on n'immole pas des Souliotes armés comme des agneaux, que pour les tuer il faut les combattre. Si tù en doutes, essaie de prendre Photos qui se trouve la haut, renfermé dans le château de Sainte-Vénérande avec Samuel, tu n'as qu'une poignée d'hommes et de femmes à combattre; le triomphe sera facile.

A ces mots, le tyran transporté de fureur, adresse à Photos une sommation fulminante, dans laquelle il menace de le déchirer en pièces, s'il ne lui apporte aussitôt ses armes. — Viens les prendre! Cette réponse laconique ayant achevé d'exaspérer le visir, il ordonne à neuf mille hommes rassemblés autour de lui de se préparer à escalader les rochers; il sème des poignées d'or dans leurs rangs, il promet des récompenses infinies, il enflamme les courages, et donne le signal de l'assaut.

Samuel apercevant le mouvement général des ennemis, arbore le labarum sur le clocher de la chapelle de Ste-Vénérande, et la croix déployée dans les airs annonce à la Selleïde le jour solennel des combats. Photos sort de la forteresse à la tête de cent cinquante soldats, et Caïdo poussant un cri pareil à celui de l'aigle menacée d'un danger, engage l'action, en perçant d'une balle le Bim bachi qui conduisait la colonne des assaillants. Chaque Souliote renverse ou blesse un Turc, et les flots des ennemis qui se succèdent pendant sept heures de temps ne permettant plus aux chrétiens de faire usage de leurs fusils

devenus brûlants à force de tirer, ils soutiennent le combat à coups de pierre. La garnison du château arrive à leur secours, en faisant pleuvoir des quartiers de roches, des tronçons de pins et des arbres entiers, qui obligent les infidèles à se retirer en désordre. Ali, témoin de la déroute des siens, après avoir perdu sept cents de ses meilleurs soldats, leur permet de réserver leur courage pour une meilleure tentative, et réprend en hâte la route de Janina, laissant à Veli pacha carte blanche, pour continuer la guerre et agir comme il l'entendrait. Les Souliotes qui n'avaient eu qué quatorze blessés, huit hommes et deux femmes tués par l'éclat des obus, à cause de l'avantage de la position qu'ils occupaient, rentrèrent au château de Ste - Vénérande, harassés de fatigue, prévoyant trop qu'une victoire dans l'état où ils étaient réduits, n'était qu'un sursis à leur inévitable extermination.

Ali pacha était rentré à Janina avec cette idée; la réduction de Souli lui paraissait immanquable. Chaque jour il expédiait à son armée des renforts, des munitions et des vivres. Il ordonna en même-temps, de doubler la paie de ses soldats; il entrevoyait le terme de ses désirs, et dès-lors aucuns sacrifices ne lui étaient plus pénibles. On plaignait d'avance les braves enfants de la Selleïde, dont les prisonniers qu'on faisait dans les diverses embuscades étaient massacrés sans exception. On s'appitoyait sur le sort réservé à cette peuplade héroïque, on ne s'entretenait que des malheurs qui l'attendaient, lorsque

la Providence sembla inspirer en sa faveur l'intercession puissante de l'épouse du visir, pour fléchir

son cœur.

Éminé, épouvantée des horreurs que son époux commettait, et de celles plus atroces encore qu'il projettait, craignant pour son fils dans la dernière lutte prête à s'engager contre des hommes poussés au désespoir, osa adresser des remontrances aussi soumises que respectueuses au satrape. « Pourquoi, lui <<< disait-elle dans un moment d'épanchement, en <«< embrassant sa main homicide qu'elle arrosait de << larmes ; pourquoi, seigneur, affliger votre servante? <<< Vous lui ravissez à-la-fois les deux fils, objet de <<< notre commune tendresse. Daignez jetter les yeux << sur le cours de votre fortune; le ciel, pardonnez<<< moi cet humble reproche de la plus soumise des « femmes, semblait-il devoir l'élever au point de puis<< sance et de grandeur où chacun la contemple? Sous quels auspices avez-vous parcouru votre carrière? << Le ciel seul et mon époux m'entendent. Que la vé<«<rité frappe au moins une fois son oreille; vous <«< connaissez votre Éminé, vous savez si elle vous <<< aime! vertueux et humain, elle vous eût adoré tous << les jours de votre vie. Hélas! pourquoi l'avez-vous souillée, cette vie, par des excès que votre politique excuse, et que votre raison condamne? N'avez<< vous pas assez versé de sang ? Votre conscience.... A ces mots, le satrape impatient, repoussant Éminé, allait éclater... «< Daignez, poursuivit-elle, daignez, << ô mon maître suprême, calmer votre colère... Si je

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« vous perdais, si vous m'étiez ravi, si je restais seule « au milieu des ennemis irréconciliables que votre «< ambition nous a suscités, quel serait mon sort et << celui de votre famille? Veuillez en croire mes alarmes; << elles ne sont peut-être que trop légitimes. J'ai été << avertie en songe, n'en doutez pas, seigneur; j'ai << été avertie par le génie tutélaire de vos prospérités, a que vous deviez épargner les Souliotes... Les « Souliotes! s'écrie d'une voix de tonnerre le visir, « les Souliotes! tu oses nommer mes implacables ennemis! tremble pour toi-même.« Oui, je les nomme, <«< dit-elle en se levant; songe que je suis fille d'un pacha, comme toi; je les nomme; et leur

«

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sang,

celui

<< de Capelan mon malheureux père, que tu répandis «< aux jours de mon enfance, retombera sur ta tête. » -Et toi, tu périras! En prononçant ces paroles, le visir, hors de lui-même, tirant au hasard un coup de pistolet, répand l'alarme dans le palais. Éminé tombe privée de sentiment; et ses femmes, accourues au bruit qui venait d'éclater, l'emportent dans ses appartements, au fond desquels elles se renferment.

La terreur qui suit l'explosion de la foudre n'est pas plus grande que celle dont le serail fut rempli à cette épouvantable nouvelle. On avait entendu la détonnation d'une arme à feu dans l'intérieur du harem, et personne n'osait demander quelle victime la mort avait frappée. La crainte enchaînait toutes les voix; une alteration effrayante régnait dans les traits du tyran, lorsqu'il eut confié le secret de son attentat à

un médecin, complice infâme de ses forfaits (1), qui lui apprit que sa femme n'était pas blessée.

Cette nouvelle ayant calmé le délire des sens du satrape, il versa des larmes; et soit retour sur luimême, soit inquiétude, il voulut, pendant la nuit qui suivit cet évènement, se rendre auprès de son épouse. Il frappe à son appartement, il appelle, et comme on refuse de lui ouvrir, il s'irrite et enfonce la porte de la chambre dans laquelle reposait celle qu'il avait outragée. Effrayée à la vue de son tyran et du bruit qu'elle venait d'entendre, Éminé crut toucher à sa dernière heure. Un spasme lethargique glaça ses sens; la parole expira sur ses lèvres, et les convulsions qui se succédèrent la conduisirent à la mort avant le retour du soleil. Ainsi termina ses jours la fille de Capelan pacha, épouse d'Ali Tébélen, mère de Mouctar et de Veli, digne par ses vertus d'une meilleure fortune.

Si la fin tragique d'Éminé causa un deuil général dans l'Épire, elle ne produisit pas une impression moins profonde sur l'esprit de son meurtrier. Pendant plus de dix ans, il fut épouvanté de la mort de son épouse. Le spectre d'Éminé le poursuivait dans ses plaisirs, au milieu de ses conseils, et jusque dans son sommeil. Tel que Néron après son parricide, il n'osait

(1) Les détails circonstanciés de cette scène, et la fin tragique d'Éminé, m'ont été racontés par Tosoni, son médecin, que je puis nommer puisqu'il est mort, et par conséquent hors d'atteinte des coups de celui dont il fut l'aveugle sicaire, et l'empoisonneur salarié.

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