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lons jadis fertilisés par leurs sueurs, et aux églises de leur douce patrie. Ils s'éloignent sous la conduite de Photos, de Dimo-Dracos, de Tzima-Zervas; Caïdo, la carabine en main, marche au milieu des femmes et des enfants; elles saluent, en poussant de longs gémissements, les tombeaux des ancêtres, et les prêtres portant la croix précèdent cette caravane affligée, qui prend la route de Parga. Les autres villages de la république sont simultanément évacués de la même manière; Koutzonicas, Georges Botzaris et Palascas, conduisent d'autres tribus vers Zalongos, monastère et village situés sept lieues au midi des rives de l'Achéron, sur la frontière du canton de Rogous, territoire antique des Cassiopéens. Quelques veuves des guerriers morts en combattant pour la patrie se retirent, en vertu d'une permission de Véli pacha, au hameau, de Regniassa; tandis que d'autres pharès se dirigeaient vers le mont Djoumerca, avec l'intention de passer de là dans les montagnes de l'Étolie, afin de s'y réunir aux bandes belliqueuses des Armatolis, commandées par Paléopoulo.

Tandis que les Souliotes abandonnaient de toutes parts leurs montagnes, Samuel qui n'avait pas voulu accéder à la capitulation, attirait à lui seul l'attention des infidèles, qui n'attendaient que sa chute, pour courir sur les chrétiens, auxquels ils avaient accordé un traité mensonger. Il arrêtait, depuis quarante huit heures, le torrent des barbares qui débordait de toutes parts son enceinte à moitié démolie par les bombes, en signalant son courage

par des prodiges de valeur. Il gagna ainsi, en cédant pied à pied un terrain qu'il ne pouvait plus défendre, le dernier retranchement qui renfermait le magasin des poudres. Là, plein de l'esprit du Dieu qu'il adora, en présence des derniers enfants de Souli, il les exhorta à donner tête baissée sur les ennemis, dans les rangs desquels ils trouvèrent une mort glorieuse. Resté seul au milieu des ruines de sa patrie, il vit d'un front serein s'avancer les mahométans; il attendit qu'ils eussent pénétré dans l'arsenal, où, plus grand que Brutus, et sans blasphémer la vertu (1), il termina ses jours en mettant le feu aux poudres qui firent sauter avec lui plus de six cent mahométans.

Véli pacha, témoin de ce désastre qui terminait la résistance héroïque des Souliotes, crie aussitôt à la violation du pacte qu'il leur avait accordé, et profitant des ordres secrets que son père lui avait laissés, pour massacrer les chrétiens dès qu'ils seraient hors des montagnes, il fait courir de tous côtés à leur poursuite. Douze cents hommes se mettent à la piste de Photos et l'atteignent au moment où sa caravane touchait au territoire de Parga. Le fils de Tzavellas, qui marchait à l'arrière-garde avec sept soldats, découvrant de loin les barbares, crie de hâter le pas, s'embusque, arrête

(1) Dion Cassius rapporte que Brutus, en se donnant la mort après la bataille de Philippes, blasphêma la vertu, en s'écriant: O vertu, tu n'es qu'un vain nom; je t'exerçais comme une action libre, tandis que tu étais l'esclave de la fortune ! Ὦ τλῆμον ἀρετὴ, λόγος ἄρ ̓ ἦσθα· ἐγὼ δέ σε ὡς ἔργον ἤσκουν, σὺ δ ̓ ἄρ ̓ ἐδούλευες τύχη. DION. Cas., Hist. rom.

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leur avant-garde, et ne sacrifie que quelques bagages pour se sauver avec son faible détachement; tous arrivent ainsi en pays ami.

Furieux d'avoir manqué leur proie, les Turcs s'exhalent en imprécations et en menaces contre les Parguinotes, puis décampant presque aussitôt, ils se portent à marches forcées vers Zalongos. Les Souliotes s'y reposaient à peine depuis quelques jours, lorsqu'ils aperçurent les troupes du pacha sur les hauteurs, poursuivant les pâtres et annonçant la guerre. A cette vue, Georges Botzaris, Koutzonicas et le traître Palascas, comprirent la faute qu'ils avaient commise, en s'attachant au parti d'un tyran sans foi. Ils veulent parlementer, on leur répond à coups de fusil; la perte de tous était résolue; on ne pouvait même plus se faire illusion. Déja une partie de la tribu se voit entourée sur une hauteur où elle s'était réfugiée à l'approche des Turcs; un hymne plaintif se fait entendre. Soixante femmes privées de leurs défenseurs, n'ayant pour ressource que la prière et les larmes, se recommandent à celui qui couvre d'un voile impénétrable ses grands desseins. Desespérées de n'avoir devant elles que la triste perspective de l'esclavage et l'opprobre de passer dans les bras des mahométans, elles lançent leurs enfants en guise de pierres sur les assaillants; puis, entonnant leur chant de mort et se donnant la main l'une à l'autre, elles se précipitent au fond de l'abîme, où les cadavres amoncelés de leurs enfants en empêchèrent quelquesunes de trouver la mort, objet de leurs vœux.

Témoins de cet acte de désespoir, les Souliotes de Zervatès qui étaient au nombre de plus de trois cents, retranchés dans le couvent de Zalongos, résolurent d'attendre la fin du jour, afin de se frayer un passage à travers les lignes ennemies. Le temps pressait, et vers le milieu de la nuit suivante, quelques femmes portant leurs enfants à la mammelle, des vieillards, donnant la main aux adolescents qui pouvaient suivre, sortirent de la place, précédés des palicares qui marchaient le sabre à la main. Quoiqu'on observât le plus profond silence, on fut découvert; et après un combat livré corps à corps, cent cinquante individus qui se dégagèrent, parvinrent à s'enfoncer dans les bois. Sans guides, sans signaux, errants à l'aventure, au milieu des bêtes féroces moins avides de sang que les Turcs, on marche, on fuit d'un pas douteux. Des mères éperdues, pour dérober la trace de leurs pas, serrent la gorge de leurs enfants et les suffoquent pour empêcher leurs cris, lorsque le premier crépuscule, permettant de se reconnaître, quelques coups de sifflet donnent le signal de la réunion, et les débris réunis de tant de malheureux gagnent par des faux-fuyants le territoire de Parga, devenu l'asyle sauveur des proscrits, trop heureux d'échapper ainsi; car ceux qui tombèrent au pouvoir des Turcs furent envoyés au quartier-général de Véli pacha, qui rassemblait des victimes destinées à orner son triomphe.

L'affaire de Zalongos étant terminée, Jousouf Arab vint prendre le commandement des troupes pour se porter à Regniassa, où s'étaient retirés, comme je

l'ai dit, les veuves et les enfants de vingt familles Souliotes. Comme ils étaient sans défense on fit main-basse sur eux, en touchant le territoire où ils se trouvaient exilés. Le village retentissait de cris, lorsque Despo, veuve du capitaine Georges Botzi, qui habitait la grande tour appelée Dimoula, donț les ruines subsistent encore, voyant le carnage, commença à faire feu sur les assassins. Leur attention se porte aussitôt de ce côté et ils l'attaquent avec furie. La généreuse Souliote comprenant bien qu'elle ne pouvait pas résister long-temps, s'adresse aux femmes renfermées avec elle, et leur demande si elles veulent mourir libres ou vivre esclaves et souillées. Elles s'écrient qu'elles préfèrent la mort à la honte. Sans perdre de temps, Despo leur dit de se ranger autour d'elle, puis s'asseyant sur un caisson rempli de cartouches, elle y met le feu avec un tison, et toutes ensemble sautent avec la tour, devenue la proie des flammes qui dévorèrent leurs restes vénérables, sans laisser à leurs bourreaux le plaisir de repaître leur vue, en considérant les débris de leurs cadavres (1).

En abandonnant Souli, Kitzos et Nothi Botzaris, capitaines renommés pour leur bravoure, s'étaient retirés

(1) Les noms des héroïnes qui périrent avec Despo furent: Tasso (Anastasie), fille de Despo; Nasto (Athanase), fille de Tasso; Maro (Marie), fille de Tasso; Despo (Reine), seconde fille de Despo; Kitzia (Christine), troisième fille de Despo; Nicolas, fils de Kitzia; Sopho (Sophie), bru de Despo; Kitzo, fils de Sopho; Panagio (Toussainte), seconde bru de Despo; Catero (Catherine), fille de Panagio.

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