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avec leurs tribus à Vourgarelli, village du mont Djoumerca (1). Apprenant ce qui s'était passé dans la Cassiopie, ils s'empressèrent de ramasser des vivres, des munitions, et, dès qu'ils s'en furent procurés, il partirent secrètement pour se rendre à Seltzo, dans l'Agraïde. Forts de leur courage, ils avaient renversé les postes de Dervendgis; ils se frayaient un passage à travers l'Athamanie; ils débouchaient par le défilé de Théoudoria dans la vallée de l'Acheloüs, lorsqu'ils eurent avis qu'un corps de troupes commandées par Hago Mouhardar et Bekir Dgiocador, expédiés pour les exterminer, se montraient sur leurs derrières.

Aussitôt ils font halte pour donner le temps aux femmes, aux enfants et aux bagages, de prendre les devants; puis, fondant sur les Turcs, ils les dispersent. Mais à chaque défilé ceux-ci reparaissent, et de nouvelles escarmouches se succèdent pendant deux jours, car dès que la nuit enveloppait les vallées de ses ombres, les barbares retranchés sur les hauteurs veillaient dans de continuelles alarmes. Enfin le troisième jour de marche, les Souliotes voyaient devant eux les montagnes d'Agrapha, où les bandes de la Thessalie leur auraient fourni des renforts. Ils approchaient du terme de leurs fatigues; ils touchaient au pont de Coracos (2), lorsqu'une fusillade leur apprit que ce poste était occupé par les troupes

(1) Du village de Vougarelli à Véternitza, la distance est de huit lieues. Voyez mon Voyage dans la Grèce, c. xL.

(2) Le pont de Coracos aboutit au mont Phrycias, qu'on

du visir, retranchées sur le mont Phrycias, dont les hordes, commandées d'un autre côté par les chefs que je viens de nommer, leur coupaient toute espèce de retraite. Au bruit qui venait de se faire entendre elles doublent le pas, et les Souliotes, enveloppés, ne trouvent pour retranchement et pour abri que le rocher et le monastère de Veternitza. Ils s'y établis-, sent au milieu d'une grêle de balles, et ils parviennent, en rendant la mort avec usure aux ennemis, à repousser les mahométans qui se retirèrent en formant un cercle autour des chrétiens qu'ils se proposaient d'immoler. Ainsi, de toutes parts les Souliotes étaient entourés de tigres altérés de leur sang; car les villages voisins s'étaient levés en masse contre eux; et toutes les issues leur étaient fermées.

Six semaines s'écoulèrent de la sorte, sans qu'aucun des soldats du satrape osât s'avancer dans la lice; et ils se tenaient hors de la portée du fusil, comptant sur le secours de l'ennemi puissant qui réduit les citadelles les plus redoutables. Ils savaient que les chrétiens étaient pourvus de peu de vivres, et ils attendaient que la nécessité les livrât à leur discrétion pour les égorger. Avec quelle joie barbare ils comptaient les heures et les moments! Pareils aux animaux féroces, que le peuple-roi, dans ses jours de fête, lâchait dans l'arène contre les généreux martyrs de la foi, les mahométans guettaient

croit être le Phricion des anciens, cité par Hérodote. Vie d'Homère, XIV, et Steph. Byzant., in voc. Þpíxlov. Φρίκιον.

leur proie. Les Souliotes, de leur côté, ne se faisaient pas illusion sur le sort qui les attendait. Ils sentaient l'étendue de leurs maux; leurs munitions s'épuisaient; les vivres avaient totalement manqué; et avant d'être frappés d'inanition, ils résolurent de consacrer ce qui leur restait de forces à mourir de la mort des braves, en essayant, sans oser l'espérer, de se frayer un passage à travers leurs ennemis.

A un signal convenu, trois cents d'entre eux s'élan cent, non plus précédés du feu de la mousqueterie, mais à découvert, la tête haute et le sabre à la main, contre les Schypetars mahométans. En vain leurs guerriers tombent; ils ne connaissent plus de dangers; tout espoir de salut est loin d'eux, et ils nettoyent au loin la campagne des hordes ennemies; mais revenus sur leurs pas, ils s'obstinent inutilement à franchir le pont fatal; leurs armes sont impuissantes contre les barricades. Nothi Botzaris tombe atteint de cinq blessures, et presque tous ses soldats y trouvent la mort et la fin de leurs misères. Mais que deviennent les femmes et les enfants?.... la vérité de l'histoire aura peine à faire croire, qu'après s'être battues à coup de pierre et quelques-unes à coups de couteau, se voyant privées de leurs époux et de leurs frères; un seul cri se fit entendre: Mourons!... Et par un mouvement spontané, plus de deux cents mères pressant leurs enfants contre leur sein, suivies de jeunes filles, se précipitent et disparaissent dans les ondes rapides de l'Achelous qui les engloutit. Le seul Kitzos Botzaris, avec dix des siens, malgré leurs

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blessures, parvinrent à se dégager; et son frère Nothi fut traîné dans les prisons de Janina.

J'ai connu ces deux chefs des Souliotes, lorsqu'ils servaient sous les drapeaux de la France, qui fut toujours la patrie protectrice des infortunés. J'ai entendu de la bouche de Kitzos le récit de ses malheurs et les regrets qu'il donnait à son pays, sans jamais dire ce qu'il fit pour sa défense car il s'oubliait; et ses ennemis seuls m'ont parlé de son courage. Il avait quelque chose d'extraordinaire dans l'expression; et par un secret pressentiment, qu'il me communiqua souvent, il se croyait destiné à tomber tôt ou tard entre les mains d'Ali pacha. Cette pensée ne l'avertissait que trop bien... Par une suite de vicissitudes, qu'on était loin de prévoir, Kitzos Botzaris, remis au pouvoir de son ennemi par les agents de l'Angleterre, lâches complaisants de la tyrannie (1); sous la garantie fallacieuse de la foi jurée, qu'on le respecterait, reçut le coup fatal de la main d'un nommé Gôgos, à l'Arta, où ce crime fut consommé par ordre d'Ali, au mois de janvier 1813.

Les desseins du satrape étant ainsi accomplis, il partit au commencement de mars pour se rendre à Souli, afin d'en faire fortifier les principales positions et de présider aux exécutions, par lesquelles il se proposait d'inaugurer la prise de possession de cette contrée, qui était encore vierge de forfaits. Quoique

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(1) Voyez ch. x. T. II de mon Voyage.

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le sang eût coulé à grands flots sous le glaive de ses fils et de ses lieutenants, il ne trouva encore que trop de vengeances à exercer contre les prisonniers qui restaient. Pendant huit jours entiers les exécutions se succédèrent, et, à la lueur des incendies qui dévoraient les villages de la Selleïde, on ne vit de toutes parts que gibets, pals et supplices. On versait à quelques-uns des chrétiens de la poudre dans les oreilles, à laquelle on mettait le feu. Les femmes étaient précipitées du haut des mornes dans les abîmes de l'Achéron; les enfants vendus à l'encan; et comme le dixième des condamnés appartenait aux bourreaux chargés des exécutions, qui leur sauvaient ainsi la vie, on s'estimait heureux de devenir leur esclave, et leur part dans le butin ne fut pas la moins enviée... Après ces premiers excès du crime, le visir, fatigué, sans être rassasié de carnage, reprit le chemin de Janina, en traînant à sa suite les débris de la population de Souli, dont il orna son triomphe. Leurs tourments, dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, furent aussi variés que les caprices de la soldatesque dont ils devinrent le jouet, sans qu'aucun des Souliotes, auxquels on offrit le moyen de l'apostasie pour se sauver, démentit son courage dans l'agonie des douleurs. On vit des soldats empalés, expirer lentement, en invoquant le nom du Tout-Puissant; un jeune homme, auquel on avait arraché la peau du crâne, fut forcé, à coups de fouet, de marcher sous les fenêtres de Véli pacha, charmé de voir jaillir le sang de ses artères. La ville était

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