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Il avait dépassé sa soixante-deuxième année, lorsque je fus reconnu à Janina en qualité de consul général; et, à cet âge, il portait l'empreinte d'une vieillesse prématurée, suite de la véhémence de ses passions, dont l'ambition était le mobile principal. Sous le masque d'une douceur factice, je ne tardai pas à démêler le soupçon et l'inquiétude ordinaires aux hommes élevés en dignité dans l'orient. Jamais d'épanchement avec les siens; toujours en scène ou sur ses gardes, parce qu'il se croyait constamment observé ou menacé de ceux qui l'approchaient; la confiance était bannie même de ses entretiens familiers, parce qu'il était l'homme caressé de la fortune, et non l'homme heureux, comme le disait Lycurgue à Cresus (1). Caressant avec ceux qu'il voulait tromper, superbe envers ses subordonnés; le passage brusque de l'arrogance aux manières affectueuses, en donnant quelque chose de louche à sa physionomie, n'y laissait jamais apercevoir le calme ordinaire aux impassibles et fourbes mahométans. Comme eux, cependant, s'il lui arrivait d'être libéral, c'était dans un but intéressé; et s'il recevait des présents, d'était sans reconnaissance, persuadé qu'on les offrait avec un sentiment caché d'intérêt. Scrutateur cauteleux, ses questions étaient insidieuses, ses reponses vives et toujours fausses, quoique vraisemblables. Fertile en prétextes, il déguisait habituellement le motif véritable qui le faisait agir; alors même qu'il n'avait pas

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intérêt à le cacher. Delà les parjures, les promesses, le poison déguisé sous le charme apparent de ses discours; et les larmes même, qu'il répandait à volonté pour réussir dans ses projets.

Si ce caractère, qui est celui du sauvage artificieux, n'attestait pas ce que le nom trop fameux d'Ali pacha promettait, il ne me parut pas justifier entièrement l'importance qu'on avait voulu lui donner, lorsqu'on le crut propre à parvenir à l'empire, ou à se rendre indépendant. La précipitation avec laquelle il avait abandonné les environs de Philippopolis, lorsqu'il pouvait lutter contre le sultan, demontrait qu'il n'avait pas songé aux grands desseins qu'on lui prêtait, mais à s'enrichir en pillant, et à se maintenir sur le terrain · où il était né. Il savait, et aucun visir ne l'ignore, que les Turcs trempent souvent leurs mains dans le sang de leurs empereurs, sans qu'il soit jamais venu dans la pensée des régicides de changer une dynastie, à laquelle ils livrent aussi stupidement leurs têtes, qu'ils osent parfois en égorger les princes. Il n'y a point, dans ce cas, prescription contre le trône, parce que, pour y monter, il faut être du sang des rois. Ainsi Ali, pénétré du principe que l'hérédité est immuable dans la famille d'Ottman, ne pensa jamais à changer la forme du gouvernement. La félonie dont on l'accusa, et les actes de cette nature qu'il tenta en intriguant auprès de quelques agents étrangers, étaient plutôt dictés par un sentiment d'inquié tude, qui le portait à veiller à sa conservation particulière, dans l'hypothèse d'un démembrement

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de la Turquie, que par le désir de se séparer de l'unité de l'empire. Le divan lui-même avait donc pris le change sur les véritables intentions de ce visir, qui, à l'exemple de Djezar, de Passevend Oglou, et de plusieurs autres rebelles, payait exactement ses tributs, en prétendant vivre et gouverner selon ses vues particulières. Ces maximes étaient sans doute loin d'être conservatrices de la chose publique; mais plus patriotes dans leurs égarements que nos anciens vassaux de la couronne, on n'a jamais vu ni Ali, ni aucun des satrapes de la Turquie appeler l'étranger à leur secours, pour soutenir leurs intérêts, en déchirant l'état. Le but du visir de Janina était, en fomentant des troubles, d'empiéter et de s'agrandir pour thésauriser; mais la couronne, quand il aurait été certain de l'obtenir, ne l'eût jamais déterminé à s'établir au-delà du Pinde. Ce ne fut que réduit plus tard, au désespoir, qu'on le verra ébranler l'empire Ottoman jusque dans ses fondements.

C'est du centre de ses montagnes, disais-je alors, du fond de son antre arsenal du crime, que cet autre Cacus dirige ses intrigues, et souffle au loin les discordes. Un foyer d'activité le dévore; il mêle les affaires aux plaisirs; il donne le plan d'un château, en même temps que l'ordre de brûler un village; pendant qu'il écoute la lecture d'un firman, il règle le compte des dépenses de son intendant : il signe un arrêt de mort, et un contrat de mariage; et quelles que soient ses occupations, toutes se rapportent aux calculs de son avidité. L'intérêt du présent prévaut, dans

sa méthode, sur l'intérêt plus grand de l'avenir. Au milieu d'une entreprise importante, il s'arrête à des détails minutieux; et il ébauche mille affaires sans terminer rien de stable; parce que, pouvant tout impunément, il a le droit de revenir sur ses résolutions. Attentif au moindre frémissement des bruits populaires, il ne respire qu'après des nouvelles, vraies ou fausses, qu'il accueille sans examen. Il entretient des espions dans la capitale; il soudoie des créatures dans le divan, et il pensionne jusqu'aux chefs des eunuques, afin de participer aux cabales du serail; il a des émissaires chez ses voisins, des sicaires gagés, toujours prêts à frapper; et son pays est surveillé par une nuée de délateurs et d'assassins.

A Constantinople, comme dans Rome ancienne, les ministres et les chefs du gouvernement ont une foule de clients qui assiégent les portes et les antichambres de leurs palais. S'ils ne comptent plus, ainsi que les pères conscripts, parmi cette espèce de suppliants, des rois tributaires, ils voient cependant encore à leurs pieds les délégués des satrapes qui gouvernent les royaumes de Gentius, de Pyrrhus, d'Alexandre, de Mithridate, de Ptolemée, et de tant de rois, dont les noms vivront à jamais dans l'histoire. Ces envoyés des visirs et des pachas, connus sous le nom spécial de capi-tchoadars (1) munis

(1) Capi tehoadars, gardes de la Porte ou du Palais; cette espèce d'intrigants n'a jamais, à ce que je pense, été bien signalée par aucun voyageur.

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non de lettres de créance, mais de sacs remplis d'or, de bijoux et d'objets précieux, sont les fondés de pouvoirs, et les avocats des proconsuls mahométans, auprès du Devlet, ou ministère. Enfants perdus de l'intrigue, ils jouent dans les affaires du cabinet Ottoman le rôle d'observateurs, de référendaires privés, d'embaucheurs, et de valets de la diplomatie particulière de ceux qui les emploient. Cette espèce inapperçue, faisant secte, a, dans son organisation particulière, ce qui constitue la tactique et le secret d'une légation avouée. Ainsi tout capi-tchoadar est muni d'un chiffre pour sa correspondance. Il a sous ses ordres un saraf, ou publicain juif, versé dans les opérations de la banque; un devictar, ou scribe, pour les écritures turques; et des émissaires grecs, . qui le tiennent au courant de ce qui se passe dans les bureaux ministériels et des commérages politiques de la cour. Par l'entremise de ces sortes d'agents, les visirs et les pachas en activité, et ceux d'entre eux qui craindraient, après avoir perdu leur place, de s'exposer en paraissant à Constantinople, négocient l'achat de nouveaux emplois, ou les lettres patentes pour se maintenir dans leur poste aussi long-temps qu'ils ne sont pas assez formidables pour obtenir ce qu'on n'ose leur refuser. Par l'entremise de ces mêmes agents, les satrapes font verser au trésor impérial les tributs des provinces (car il n'y a nulle part de receveurs des deniers publics); ils les chargent de remettre leurs arzugals ou requêtes, leur correspondance et les renseignements qu'ils adressent aux

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