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térieures, telles que je les observai à cette époque, où je dressais l'acte d'accusation historique du moderne Jugurtha.

CHAPITRE III.

Idée générale des voyages du satrape dans ses États. --- Sa police. Son avidité. Ses exactions. Espions. — Délateurs. Audiences. Opérations fiscales et usuraires.Intérieur du sérail.-Serviteurs, gardes, pages.-Terreurs du tyran. Superstitions. - Plaisirs.? Clients. - Tolérance. - Son amour pour Vasiliki, devenue son épouse.

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OUT

Tour prend, a dit un auteur moderne (1), un aspect menteur en présence des souverains. Les routes sont jonchées de fleurs; les villes et les hameaux se décorent, et le peuple se pare de ses habits de fête. Dans la Turquie, au contraire, on tremble à la simple annonce du passage d'un de ses satrapes, et des provinces entières fuient dès que le grand visir fait publier qu'il entrera en campagne. En vain Ali se fait précéder de manifestes d'amour, pour déclarer aux

(1) Le prince de Ligne.

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habitants de tel ou tel canton qu'il porte dans son cœur, qu'à une certaine époque ils auront le bonheur de baiser la poussière de ses bottes d'or; on crie miséricorde à la nouvelle d'une semblable faveur. Le canton menacé de la visite du bon maître, se rassemble, se cotise et députe vers lui, afin de se racheter de l'excès d'honneur dont on se dit indigne, et de le prier de changer sa gracieuse résolution. De pauvres gens comme nous, seigneur, méritent-ils les regards de ton altesse? disent-ils!... Si l'avidité trouve leurs raisons irrésistibles, la partie est ajournée, ou bien on change de direction, et les paysans chantent un Te Deum, car c'est fête pour eux quand ils peuvent manger en paix, le pain acquis au prix de leurs travaux et de leurs larmes. Mais si l'orage ne peut être conjuré, on prend ses mesures pour parer à ces inconvénients. On déménage, comme aux approches de l'ennemi, ce qu'on a de plus précieux, et les papas, attachés à l'autel par la sainteté de leur ministère, restent avec quelques hommes couverts de haillons, pour faire les honneurs de leurs villages. Au lieu des acclamations solennelles qui annoncent la présence des princes, pasteurs des peuples, on n'entend que des voix basses, qui s'avertissent pour éviter l'approche du despote (psúya μõpe), sauve̟ toi, mon garçon, le visir va te dévorer ( σou apóyεl ó Kúlévτns); et quand on a le malheur d'être admis à baiser ses pieds, ce n'est qu'en tremblant et la niort au fond de l'ame qu'on s'approche de l'autocrate au regard homicide.

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Je n'ai jamais suivi les chemins que tenait Ali pacha dans ses voyages, sans remarquer quelque fosse nouvellement recomblée, ou bien des malheureux pendus aux arbres. Ses pas étaient empreints de sang. Accoutumé à devancer l'aurore, quand il partait de Janina, le soleil, qui se levait derrière les tourbillons de poussière de ses gardes, éclairait les supplices de la nuit, et pour laisser l'épouvante à sa place, les gibets sortaient du sein de l'ombre, chargés de victimes de sa fureur..... Qu'ils me haïssent, s'écriaitil comme Tibère; mais qu'ils me craignent; Oderint dum metuant! La terreur était son élément.

ཝཱ

« Tu vois, » me disait-il dans un de ses voyages, tandis que nous étions assis au bord de l'Aréthon, avec mon frère, «ces pages (1) qui m'environnent

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(il y en avait plus de trente); eh bien, il n'y en a «< pas un seul dont je n'aie fait tuer le père, le frère, « l'oncle ou quelque parent. Et ces mêmes indivi«< dus, repartis-je, vous servent et passent les nuits << auprès de votre lit, sans qu'aucun ait jamais songé << à venger ses parents? Venger leurs parents! ils « n'ont que moi au monde. Exécuteurs aveugles de « mes volontés, je les ai tous compromis; et plus les << hommes sont avilis, plus ils me restent attachés. « Je les éblouis; les Schypetars, prosternés devant << moi, me regardent comme un être extraordinaire; << et mes prestiges sont l'or, le fer et le bâton; avec

(1) Au nombre de ces pages se trouvait Odysée, fils d'Andriscos, dont il sera parlé dans la suite.

«< cela je dors tranquille. Mais votre conscience! » Il partit d'un éclat de rire, en disant que j'étais un bon homme, áñλòç äv0pwπos. La barque nous attendait; il se fit traîner à bord par ses pages, et nous cinglâmes vers le golfe Ambracique.

Le plus grand des maux, quand on pense au discours d'Ali pacha, est moins la destruction que l'immoralité causée par son influence. On en peut dire autant de ses excursions qui ne sont qu'une calamité passagère, comparée à son administration, qu'on ne peut assimiler qu'à une carie rongeante. Levé avant le soleil, tous les jours de sa vie désastreuse, il prend connaissance des dépêches, des requêtes et des nombreuses dénonciations qui lui sont adressées par des misérables qu'il a dépravés. Renfermé ensuite avec ses secrétaires, il invente des opérations fiscales; et il croirait ne pas avoir vécu le jour qu'il aurait passé sans commettre quelque concussion. Il accable d'impôts, de corvées et de réquisitions, les villages qu'il veut forcer de se vendre comme tchiftliks, pour les réunir à son domaine privé. S'il solde ses troupes, c'est avec des pièces rognées dont il hausse le cours à volonté; et son trésorier a constamment de la fausse monnaie en réserve pour glisser dans leurs décomptes. A l'époque des recouvrements, il a soin de publier un tarif, pour spécifier que les monnaies désignées pour être reçues exclusivement, n'ont qu'un taux inférieur à leur valeur intrinsèque. Lorsqu'il s'agit d'envoyer les tributs à Constantinople, il taxe les négociants à fournir une quan

tité déterminée de séquins d'or, en échange de pareille somme dans une autre monnaie; et quand ils ne peuvent se procurer les espèces qu'il exige, il en tire de son trésor qu'il leur fait vendre par les Juifs, et il double ainsi les bénéfices du change. Enfin, comme il descend dans les moindres détails de l'avidité, il prélève des droits sur ses intendants, ses fournisseurs, ses secrétaires, les gardiens de son palais, le chef de la police, les geoliers, et il arrache même aux bourreaux les dépouilles des suppliciés, qu'il console par fois en les envoyant à la mort.

Les archevêques et les évêques, objets de sa surveillance perpétuelle, sont exposés à des disgraces périodiques, dont ils ne se rédiment qu'en payant des sommes considérables. Les églises et les monastères sont frappés de taxes ruineuses. Les codja bachis ou syndics grecs, s'élèvent, se renversent, et voient passer le fruit de leurs rapines dans le gouffre qui engloutit jusqu'aux espérances de l'avenir. Personne n'est sûr de sa propriété; chacun tremble pour sa vie et pour le sort de ses enfants, dont on ne peut disposer sans le consentement du maître. Il a conçu le projet d'une expropriation générale; et, d'après un rafinement spécial de despotisme, il s'est réservé le droit d'apparier les mariages parmi les classes opulentes de la société. Il vend à prix d'argent, la main d'une fille riche, à un délateur souillé de crimes, qu'il veut récompenser; et l'excès de sa tyrannie l'a conduit à forcer les citoyens les plus vertueux à former des unions immorales et monstrueuses.

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