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des négociants qu'il appelle à son conseil. « Les temps <«< sont durs, dit-il; je sais que vous n'êtes pas heu<«<reux, et je prétends vous aider en vous prêtant de « l'argent. » Puis il alloue à chacun une somme dont il fixe l'intérêt annuel à vingt ou trente pour cent. << Faites valoir ces deniers, mes enfants; vous me les << rembourserez quand vous pourrez. » Le taux exorbitant de l'usure devient ainsi une charge ruineuse; mais pour ne point paraître riche, on se soumet, en gémissant, à cette extorsion, afin d'éviter une ruine totale.

Malheur à quiconque se trouve en conflit avec sa rapacité; ce point est plus délicat que d'attenter à ses prérogatives; aussi tient-il toujours quelque argument en réserve pour nier ses dettes; et appelé à prononcer seul dans sa propre cause, on s'imagine sans peine qu'il a toujours droit (1).

(1) « Tu me demandes trente bourses,» disait-il un jour en ma présence à un de ses capitaines?— « Oui, seigneur; voilà « mon compte. J'ai deux cents soldats dans ma compagnie; ils << ne sont pas payés depuis six mois. Et cela se monte? « Je vous l'ai dit, à trente bourses.- La chose est impossible. « Vérifie les comptes, secrétaire. Celui-ci ayant examiné le « rôle : Seigneur, le compte est juste.-Il est juste, à merveille. << Eh bien, capitaine, tu me donneras quinze bourses, et nous « serons quittes.-Comment! de grace, visir, daigne....-Taistai. Qu'on le mette en prison ! » Puis se tournant vers moi, avec le calme de l'impudence : « Tu vois, mon fils, tu en es témoin, ils sont tous comme cela; si je les écoutais, ils me « réduiraient à la mendicité. Qu'en penses-tu ?— Eh!... vous « savez si vous êtes débiteur.-Sans doute.... Tiens, son père

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C'est avec une égale hypocrisie qu'Ali pacha récompense les personnes attachées à son service, en leur donnant des recommandations pour demander des cadeaux qu'on ne peut leur refuser, ou en les envoyant vivre à discrétion, et percevoir des droits indus dans les villes et dans les villages. Il subvient de la même manière à ses dépenses locales. Ainsi, les transports d'objets nécessaires à sa consommation, les palais qu'il construit, les châteaux forts qu'il bâtit, s'exécutent par angari (1), mot très-ancien dans l'O

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lieu

<< ne m'aimait pas; mais je suis bon, car sans cela je le ferais pendre. Mais voici l'archevêque. Approche, métropolitain. « Ta Sainteté, lui dit-il ironiquement, a donc défendu aux << femmes de Janina de porter de fausses tresses de cheveux ? Seigneur, les canons de notre église ne permettent pas «< cette parure à nos chretiennes. Ainsi, il n'y a pas d'espérer que tu rapporteras ton excommunication contre ces <<< ornements? Visir suprême, tel est mon devoir. Soit; « et moi, je te déclare, au nom de mon intérêt, que le com« merce des cheveux qu'on importe du royaume de Naples << dans mes états, me rendant annuellement un droit d'entrée << de trente bourses, tu auras à me payer une pareille somme; << à cette condition, tu pourras diriger tes affaires comme tu « l'entendras. » Il fit un signe, et l'archevêque se retira. La défense portée contre les fausses tresses fut révoquée; le capitaine incarcéré recouvra la liberté, en renonçant à sa créance, et le tyran paya ainsi un serviteur qui s'estima heureux d'en être quitte à ce prix.

(1) Angariæ est un terme qui tire son origine de l'ancienne langue des Perses, suivant Hérodote, Uranie, cap. XCVIII. Reland. Dissert. VIII, de veteri linguá Persarum, in voce Angari, T. II, p. 125; Brisson. lib. I, de regio Persarum prin

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rient, et qui semble appartenir à l'essence de ses monarchies absolues.

L'intérieur des palais du satrape offre des disparates aussi bizarres que son administration. Si les appartements de réception sont resplendissants de dorures, d'armes précieuses, comme à la cour des anciens rois de Perse(1), et de sophas couverts des plus riches brocards de Lyon, on y voit aussi figurer le produit des successions et des rapines, qu'il entasse sans goût et sans discernement (2).

On remarque dans la même chambre, auprès de

cipatu, p. 147. Depuis que les Perses se sont rendus maîtres de l'Orient, dit Grotius (Comment. sur le chap. V de saint Mathieu), ce mot passa aux Hébreux, et de ceux-ci aux Grecs. Vid. Hesych. et Suid., voc. Ayyapetov. Chez les anciens Grecs ἀγγαρεία signifait la même chose que δουλεία, service ou main d'œuvre, qu'on exigeait de quelqu'un malgré lui. Chez les Grecs plus modernes, ayyapeía se prenait pour le passage même, et l'action de voiturer par un chemin public; on l'étendit ensuite aux vaisseaux qu'on mettait en réquisition pour le service du prince. (Lex IV, § 1, Digest. de Privileg. veteranorum; lex VII, cod. de Fabricensibus.

(1) Hérodote parle d'un luxe pareil qui existait à la cour de Crésus. Clio, c. xxxv.

(2) Ainsi, pendant six mois entiers, j'ai été témoin des audiences qu'il donnait, monté sur une couchette en mauvais bois de sapin, placée au-dessus d'une estrade brillante de dorures, tandis que son fils Véli, assis au milieu de la cour, sur l'impériale d'une berline, recevait les placets des Albanais. Tout ce qui est nouveau pour les barbares est un sujet d'ad

miration.

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la crédence en marbre, enlevée d'une église (1), les bancs en bois d'une école. On voit rangés, sur des rayons disposés comme pour l'étalage d'un brocanteur, depuis le bronze et la plus belle pendule de Ravrio, jusqu'au réveil-matin en bois, qui rappelait chaque jour le pauvre Micylle (2) à sa boutique. On le trouve lui-même, tantôt vêtu d'étoffes précieuses, chargé d'une cuirasse étincelante de diamants, les doigts ornés de solitaires du plus grand prix (3), la tête couverte d'un bonnet ducal à tranches dorées (4), tenant à la main une tabatière enrichie de brillants, et roulant dans ses doigts un chapelet de grosses perles orientales (5); d'autrefois, il se confine dans une chambre délabrée; ou bien, vêtu pauvrement, il s'asseoit parmi ses ouvriers, traitant les

(1) Les crédences, les colonnes, et les ornements de l'église latine de Prévésa, et du consulat de France d'Arta, pillés en 1798 par Ali pacha, font partie de ces ameublements.

(2) Micylle, savetier célèbre par ses saillies, qui est souvent cité dans les Dialogues de Lucien.

(3) Entre ces bijoux, il y en avait un qu'il avait acheté du roi de Suède, Gustave Adolphe, six mille louis.

(4) Ali pacha ne se coiffe jamais d'un turban qu'à l'époque des fêtes du Bayram, seuls jours de l'année pendant lesquels il se rend à la mosquée; et on lui fait un mauvais compliment quand on lui dit qu'il est Turc.

(5) Ce Tesbi, composé de dix-neuf perles, fut en partie extorqué à un marchand français de la place Dauphine de Paris, qu'on attira à Janina en 1804, c'est-à-dire avant l'établissement du consulat-général.

affaires les plus importantes au milieu du fracas des marteaux et des enclumes...

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Les pages sont en rapport avec la singularité de cette cour barbare, et s'il n'y en pas parmi eux, comme auprès de l'ancien doge de Gènes, qui aient soixante-dix ans, ils ont leur côté ridicule. Vêtus d'habits galonnés, ils n'ont souvent pas de chemises, et sont la plupart du temps réduits à se nourrir d'aliments grossiers. Pendant l'hiver, un feu dévorant échauffe les appartements du maître, tandis que ses officiers se morfondent dans les antichambres, en tendant la main au premier venu pour obtenir quelques étrennes. Aux fêtes solennelles du Bayram et du Courban, le visir prétexte ordinairement des voyagés pour ne pas donner de cadeaux à ses serviteurs, qui soupirent après cette époque, pour recevoir le prix de leurs services (1). Enfin, sur la pourpre, au sein des grandeurs, comme sous la cape du Iapyge,

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(1) L'étiquette, à cet égard, est maintenant changee. Au lieu de donner des étrenres, le visir en exige, et il est probable qu'il aurait rendu les charges vénales. Des secretaires doivent tenir note des dons ons qu'on lui i fait aux fêtes solennelles, et, comme on l'imaginé bien, chacun a intérêt à se montrer généreux. Le prix exigé pour être admis à ses audiences a déja augmenté en raison de son importance. Le sérail, qui s'ouvrait pour un mouton ou pour un panier de figues, n'est plus accessible, qu'aux clients porteurs d'or d'étoffes précieuses. Les petits cadeaux ne donnent maintenant accès qu'auprès des secrétaires, chargés d'en rendre compte au maître, dont l'œil, qui est celui d'une myriade d'espions, pénètre partout...nd

Ou

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