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Tandis que la superstition prêtait ainsi son appui au sultan, contradictoirement aux vues d'Ali pacha, obligé de reculer devant l'autorité du cheïk Jousouf, que sa propre crédulité considérait comme un oracle; le capitaine Leack que j'avais entrevu à Prévésa, lorsqu'il y toucha pour communiquer au visir les premières espérances d'un rapprochement entre l'Angleterre et la Turquie, venait de reparaître dans ce port. Il y arrivait à bord d'un vaisseau de transport chargé d'artillerie et de munitions de guerre, que lord Castlereagh envoyait à son allié Ali pacha. Placé au voisinage de nos nouvelles possessions dans la mer Ionienne, on se flattait que sa turbulence occasionerait une rupture entre la France et la Porte Ottomane, et on le caressait. On faisait différentes versions à ce sujet; on parlait encore une fois de guerre, et le vieux satrape devait être l'Agamemnon d'une ligue mahométane qui amusait les Français plus qu'elle ne les inquiétait.

Cependant depuis six mois Ali n'avait pas cessé de harceler le faible Ibrahim pacha, et devenu plus formidable que jamais, par le rôle actif qu'il jouait dans les Albanies, il résolut de lui porter les derniers coups. Une attaque directe n'aurait pas manqué d'indisposer les esprits et le gouvernement turc lui-même; ainsi il fallait faire précéder les hostilités qu'il méditait par des calomnies adroitement concertées. Dans une entrevue à Missolonghi, avec quelques émissaires de la Grande-Bretagne, il avait été convenu que, tandis que les Anglais attaqueraient

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les îles Ioniennes du sud, Ali se porterait contre Bérat, et que, maître de tout le littoral de l'Épire, il coopérerait ensuite au siège de Corfou, projet qu'on rangeait au nombre des évènements possibles, sans s'informer si la Porte Ottomane approuverait ces plans insensés. M. Adair, qui avait deviné et méprisé le caractère criminel d'Ali, venait d'être remplacé à Constantinople par M. Canning, ministre également instruit et honorable, que les émissaires de la basse. diplomatie anglaise de Malte et de Sicile avaient intérêt à tromper; ainsi le satrape jugea sagement qu'il fallait se servir de l'influence du nouvel ambassadeur, avant d'être démasqué par les faits, qui ne répondaient jamais à ses promesses. Il écrivit en conséquence à Constantinople, et fit répandre le bruit, par ses capi tchoadars distributeurs officiels de ses mensonges, qu'Ibrahim pacha était vendu aux Français, auxquels il voulait livrer son pachalik, et un incident qu'il avait su adroitement provoquer, le mit en mesure de pouvoir justifier, jusqu'à un certain point, ses calomnies auprès de son gouvernement.

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Les soldats de la république, devenus rois, princes, ducs, ne voyant dans le poste où leur chef était monté, qu'un trône dont-ils ne se croyaient pas moins dignes que lui, n'étaient à son exemple étrangers à aucune espèce d'ambition. Voulant tout régir, ils prétendaient négocier eux-mêmes, et bientôt après nommer des agents politiques. On vit en conséquençe accréditer auprès d'Ibrahim pacha un affranchi né à Andrinople, qui fut bientôt après remplacé par un

Cephaloniote francisé, auquel succéda un Créole levantin, non moins intriguant et aussi inepte que ses deux devanciers.

Ibrahim ne pouvait recevoir un présent plus funeste que celui d'un pareil entourage, car dans sa position, son rôle devait être passif. J'ignore de quel artifice son perfide antagoniste se servit pour le porter à s'adresser au gouvernement français, qu'il priait de le prendre sous sa protection, parce que le divan l'abandonnait à un ennemi qui était vendu au ministère britannique. Il offrait de nous donner le commerce exclusif du port d'Avlone, de recevoir des canonniers dans cette forteresse, et ces propositions, qu'il n'avait ni le pouvoir, ni la volonté de tenir, car tout Turc hait l'étranger, furent regardées comme une bonne fortune par les autorités de Corfou, avec lesquelles les consuls militaires, que je viens de désigner, lièrent cette intrigue. Tous étaient sans le savoir les instruments d'Ali pacha, et celui qui aurait évité une grande faute à Ibrahim ne connut ce qui se tramait, que par les résultats malheureux de cette négociation, pour laquelle on avait expédié à Paris un médecin Corfiote, établi à Bérat depuis plusieurs années.

Accoutumé à ne regarder aucun retard comme trop long pour parvenir à son but, Ali, bien au courant de ce qui se machinait, avait dissimulé jusqu'à la fin de 1809, pour accuser Ibrahim de félonie, et exécuter son entreprise, qu'il commença, employant un aventurier qu'il pouvait désavouer.

en

Cet individu était Omer bey Brionès (1), descendant des Paléologues, derniers princes du Musaché, qui apostasièrent au commencement du XVIe siècle. Il avait été banni par Ibrahim pacha qui avait confisqué ses biens. Il s'était, pendant la durée de son exil en Égypte, signalé contre les Anglais au combat d'AbouMenouf, et il rapportait en Épire, avec une fortune colossale, la réputation d'une valeur extraordinaire lorsqu'il parut a la cour d'Ali pacha. Dans tout autre temps ses richesses auraient causé sa perte, mais elle fut ajournée par celui qui avait intérêt à le faire servir d'instrument à ses desseins. Dans cette idée on convint avec les beys d'Avlone, que ce champion ferait la guerre à Ibrahim pacha, et qu'ils l'assisteraient sous prétexte de l'aider à rentrer en possession de ses propriétés. Jusque-là il n'y avait rien que de conforme aux usages des Schypetars, accoutumés a vider leurs querelles par la voie des armes. Mais Omer Brionès, au lieu d'entrer en campagne comme un chef qui court les chances d'une entreprise particulière, à la tête de quelques hommes enrôlés à son compte, marcha contre Bérat avec un corps de huit mille hommes, traînant à sa suite artillerie, ingé nieurs, fontainiers (2), et, ainsi qu'aux temps an

(1) C'est le même que les journaux nomment Omer Vrionis,

(2) Il y a toujours dans les armées turques un corps de sou-ioldgis ou fontainiers publics, pour entretenir les sources, creuser des puits, et pourvoir à l'eau nécessaire à la consommation publique.

ciens, des galfats pour pétrir des briques, destinées à la construction des batteries de siége (1). Tout le monde désapprouvait une pareille expédition. On était dans la consternation au palais, où je rencontrai ses conseillers, le calchas Mehemet chérif, qui ne craignit pas de laisser tomber le masque devant moi, en s'écriant: quand le Ciel nous exaucera-t-il; quand Dieu coupera-t-il la vie du tyran! Le kiaya qui était présent, ainsi que Tahir Abas, répondirent par un amen expressif, à la suite duquel ils me firent clairement connaître qu'ils s'entendraient à l'occasion pour perdre Ali, qui venait de partir pour Tébélen, afin d'y attendre l'issue des évènements et d'en appliquer les résultats à son profit.

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Sur ces entrefaites on apprit que Mouctar et Véli, complètement battus par les Russes aux environs de Routchouk, n'étaient parvenus qu'avec peine à se réfugier à Tournovo en Bulgarie. Informés du dernier projet de leur père, ils lui écrivaient pour le supplier, en lui faisant part de leurs désastres, de ne pas donner le scandale d'une guerre civile, dans un moment où l'empire se trouvait en danger. Ils le conjuraient de jeter les yeux sur leur détresse; d'épargner leur.

(1) Ces fabricateurs de briques crues, appelés plithari (apa), faisaient autrefois partie du corps des travailleurs employés dans les siéges, comme on le voit par le récit de Plutarque dans la vie d'Agésilas, qui appelle ces sortes de briques πλινθοὶ καὶ πλινθία, et les Grecs actuels πλιθάρια

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