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beau-père, de respecter ses vertus, les années que Ciel lui avait accordées, et surtout de ne pas irriter la sublime Porte, qui pourrait se venger sur eux des coups qu'il porterait au vénérable visir du Musaché. Ils mandaient en même temps au kiaya, à Tahir et à Mehemet chérif, de s'unir à eux pour apaiser leur père; enfin, sur le refus prononcé par le cheik Jousouf, de se mêler des intérêts d'une famille que le courroux du Ciel ne pouvait, à son gré, trop tôt anéantir, il fut décidé que Mehemet chérif se rendrait aussitôt à Tébélen.

Plein d'anxiétés, il vole, arrive et tombe aux pieds du satrape. Il lui expose humblement le vœu de ses fils, le vœu unanime de tous les hommes de bien en faveur d'Ibrahim. Raisons d'état, considérations privées, intérêts de famille, il fait vainement tout valoir. Il hasarde de lui dire, qu'en accablant Ibrahim, il l'a rendu intéressant, et que, s'il succombe, les Schypetars en feront un martyr! Qu'ils en fassent s'ils veulent, s'écria-t-il, un prophète, pourvu que mes volontés s'accomplissent. Je donne des ordres et ne reçois jamais de remontrances. Que je triomphe, et je te chargerai ensuite d'aller faire mon apologie à Constantinople; car, poursuivit-il ironiquement, je suis prophète moi.-Seigneur, Mahomet, l'envoyé de Dieu?— Mahomet n'est plus que poussière, et je suis prophète ici!.. Si je voulais, je t'en ferais convenir. Va te reposer, sois prêt à me suivre à Bérat, et surtout garde-toi de m'offenser, tu me connais; eúpεLS Tò xot μou!

Le propre de l'injustice est de ne pas souffrir qu'on lui montre ses torts. Ali pacha, irrité de l'idée d'entrevoir l'ombre d'une opposition dans son conseil, résolut de l'épouvanter, en punissant ses propres fils. Il expédia en conséquence au chef de la police Tahir l'ordre de saisir les femmes et les enfants de Mouctar et Véli, et de les renfermer comme ôtages dans le château du lac, en le rendant responsable, sur sa tête, de leur évasion et de toute correspondance qu'ils pourraient avoir sans sa permission. Il fit mettre en même-temps le séquestre sur leurs revenus particuliers, en leur assignant un taïm, ou traitement journalier; et la terreur reprit son empire accoutumé au sérail ainsi que parmi les regiali, ou conseillers du satrape.

Une loi des Thébains prescrivait à tout homme de ne bâtir une maison', qu'après avoir fait l'acquisition d'un terrain pour sa sépulture et celle des siens (1), et tout Ture en place devrait avoir cetté sage précaution, car Ibrahim, naguère puissant et honoré, ne savait pas sur quel coin de terre reposerait sa dépouille mortelle. La catastrophe qui devait le précipiter du rang élevé, où sa naissance l'avait porté autant que ses richesses, n'était pas douteuse. Il ne pouvait ni fuir, ni se défendre, ni mourir. Ses financés épuisées ne lui avaient pas permis de faire des recrutements parmi les Schypetars, qui ne servent que la fortune et ceux qui les payent largement, avec

(1) Platon in Minoe.

une fidélité si brutale, qu'on voit souvent des frères placés dans des rangs opposés, se fusiller sans pitié. Réduit à son domestique ordinaire, l'infortuné dut se renfermer dans son château avec ses serviteurs et quatre canonniers, parmi lesquels se trouvait un Français, pour servir sa nonibreuse artillerie. Aussitôt Ali, qui n'avait pu croire à une pareille détresse, voyant qu'il n'y avait ni dangers à courir, ni combats à livrer, mais une victime à immoler, voulut avoir la gloire de vaincre sans péril. Il quitta en conséquence Tébélen, et arriva au camp d'Omer Brionès, comme médiateur, amenant des renforts, pour faire, disait-il, respecter son intervention. Comme elle était de nature à être infructueuse, on se disposa à attaquer la forteresse, dont les brèches, ouvrage du temps, étaient réparées avec des fagots d'épines et des caisses remplies de terre. On tira le canon contre ces ouvrages, on lança des bombes sur la place, en même temps qu'on pratiquait une mine, afin d'engloutir Ibrahim avec son palais. Cette dernière partie des travaux, conduite avec toute la maladresse possible, car elle coûta la vie a ceux qui mirent le feu aux poudres; ayant renversé un pani considérable de mur, sans endommager le sérail, amena une capitulation. Ce n'était pas ce que voulait Ali; mais il dut, par le respect qu'on portait à Ibrahim, même dans son armée, lui promettre quatre mille bourses, ce qui ne lui coûtait rien, et consentir que ce vieillard eût la faculté de se retirer dans la forteresse d'Avlone avec son épouse, en donnant en

ôtage son fils unique, qui fut transféré à Janina. Ce fut un jour de deuil pour les Schypetars, de voir Ibrahim et la fille de Courd pacha, son épouse, abandonner pour jamais le palais de leurs ancêtres. On n'entendait de toutes parts que plaintes et murmures entremêlés de regrets. En vain le tyran essaya de provoquer un mouvement, afin d'égorger les vaincus, au mépris du pacte qu'il venait de conclure; Omer bey Brionès, il faut le dire à sa décharge, couvrit avec un corps de cavalerie la retraite du visir déchu de son autorité, et ne cessa de veiller à sa sûreté qu'après l'avoir escorté jusqu'aux portes d'Avlone.

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La nouvelle de l'occupation de Bérat, par Ali pacha, fut défavorablement reçue à Constantinople, On crut que le Grand-Seigneur aurait cherché à tirer vengeance de cet attentat; mais il avait alors la guerre contre les Russes, la révolte des Serviens à réprimer, et l'embarras toujours orageux d'un avènement au trône, au milieu du conflit des janissaires. Il fallut donc dissimuler; et, comme temporiser en pareil cas est l'annonce d'un pardon différé, les ministres ottomans, en attendant le jour de la réconciliation, acceptèrent les dépouilles d'Ibrahim, qui leur furent envoyées par son coupable vainqueur.

Les formes devant cependant être observées jusque dans les concessions dictées par la lâcheté, il fallait au moins feindre d'être indisposé contre Ali. L'argent qu'il donnait avait son éloquence; de belles armes, des chevaux du Musaché, avaient, leur prix; néan

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moins on lui envoya l'ordre de se disposer à entrer en campagne, avec injonction de se rendre au camp du visir Azem (grand-visir) à Choumlé. Le satrape qui sut apprécier cette mesure comminatoire, reprit aussitôt la route de Janina, en se faisant porter en litière, comme un homme atteint d'une maladie grave. Il écrivit en même temps au divan, de la manière la plus soumise: «< qu'il souhaitait ardemment obéir à ses ordres, en employant au service du sultan les restes d'une vie consacrée à combattre ses ennemis; qu'il venait d'en donner les preuves les plus signalées, en punissant, hélas! à regret, le beau-père de ses fils, homme vendu aux Russes et aux Français. Il ajoutait que ses infirmités ne lui laissaient plus que la force d'adresser au Ciel de ferventes prières pour le succès des armes de son maitre contre les Moscovites. A ces lettres obséquieuses il joignait des cadeaux, qu'il ordonna à Mehemet chérif ( celui qu'il avait menacé de composer son apologie), de porter à Constantinople, et d'assurer les ministres sauveurs de l'état, d'une reconnaissance sans bornes. Afin de continuer la comédie, on ne parla bientôt à Janina que des infirmités du pacha; on ne se présentait plus au sérail sans le trouver entouré d'une escouade de médecins rassemblés de toutes parts. Il ne se montrait qu'avec des lunettes vertes, à cause de la cécité dont il était menacé; et il entra dans un traitement destiné à remédier aux désordres de sa jeunesse. On n'était pas dupe de ces artifices; mais il fallait sauver les appa

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