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maître. Le Grand - Seigneur aurait pu faire le même raisonnement, mais ses commandements n'étaient depuis long-temps reçus que pour la forme, à Janina; et, pour arracher de l'argent d'un Turc puissant, il faut lui arracher la vie. Ceux qui portaient envie au tyran, le nombre en était d'autant plus considérable qu'il avait de grandes richesses, profitèrent de la jalousie de Mahmoud pour remettre sur le tapis l'affaire de Bérat, non sous le rapport de l'intérêt qu'un monarque équitable devait aux vertus d'Ibrahim, chose plus qu'indifférente à l'ame d'un sultan qui ne voit dans ses serviteurs que des êtres nés et destinés à rentrer dans la poussière, mais en laissant entrevoir que son ennemi avait dû trouver des trésors considérables dans les coffres d'un visir du Musaché, province regardée comme la plus opulente de l'empire ottoman.

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L'or de l'Angleterre, donné à Ali pacha, des plans d'indépendance et d'hérédité dans la famille de Té bélen, hautement publiés par ses imprudents. amis, qui rêvaient le projet de fonder, aux dépens de la Porte, une grande vassalité dans l'Épire, afin de contre-balancer l'influence russe dans les provinces ultra-danubiennes, dessillèrent les yeux de Sa Hautesse. Elle aperçut, au pied de son trône, le poignard qui avait frappé Sélim, et l'abîme où ce prince infortuné était tombé; mais n'ayant pas de données exactes pour parvenir à châtier le régicide satrape de Janina, elle s'adressa au chef de la légation de France, pour obtenir de celui qui observait le

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grand criminel, depuis plusieurs années, un plan destiné à purger la terre du plus cruel de ses dévastateurs. Le secret fut promis à celui qui vivait sous le glaive de Damoclès, sans être assis à son banquet, car il dédaigna toujours les caresses du tyran avec plus de soin qu'il n'en mit à éviter ses embûches. Les moyens demandés furent agréés par le sultan, au mois de juillet 1810. Sans préciser le temps où il les mettrait à exécution, la perte d'Ali et de sa race sanguinaire fut érigée en maxime par le sultan, et elle devint, pour lui, un apophthegme pareil à l'anathème prononcé par l'inflexible Caton contre Carthage, dans le sénat romain.

L'impénétrable secret qui environne le divan, et la duplicité unie au parjure qu'on erige en principe dans ce conseil de haute tyrannie, ont fait dire à Machiavel que, pour apprendre à faire de la politique, il faut aller l'étudier à Constantinople. A peine Mahmoud II avait-il arrêté son plan de vengeance contre la famille de Tébélen, qu'il feignit de lui rendre ses bonnes graces. Il avait en tête les Russes qui venaient de recommencer les hostilités, des rebelles voisins de sa capitale à réprimer, et il voulait cerner de loin le satrape de Janina, afin de l'atteindre plus sûrement. Ses firmans lui furent donc expédiés suivant l'usage, et les antichambres des ministres devinrent accessibles à ses capi-tchoadars, qui y reparurent avec la puissance corruptrice des richesses. Cependant on évita de se laisser aller à une indulgence excessive, afin de ne pas éveiller le soupçon du condamné in

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petto, qui vivait sous le poids d'un sursis. On resta avec lui sur le pied de ces réconciliations qui suivent toujours les dissensions civiles; amis sans intimité, et satisfaits sans contentement, de sorte qu'en connaissant l'humeur du sultan et celle de son visir, l'historien ne saurait dire lequel était le plus perfide et le plus faux, du maître ou de l'esclave. On tint la main à ce que Mouctar et Véli entrassent en campagne, et ils se rendirent pour la seconde fois à l'armée du Danube, aux frais, disait-on, de leur père, qui trouva moyen de s'indemniser de ce qu'il n'avait pas déboursé, en vendant aux Turcs de Janina la dispense de servir contre les Russes, dont le nom seul les effrayait au point de les faire consentir aux plus grands sacrifices pécuniaires. Mouctar versa des larmes en quittant, son palais; son frère, plus adroit, ne manifesta que le regret de s'éloigner de ses plaisirs; et leur père, que je complimentai quelques jours après. sur le courage de ses fils, me répondit ironiquement: nos tchélebis (petits maîtres) sont partis; malheureux Ali! tu n'as élevé que des poules, qe, xaïjéve Αλῆ Πασᾶ, ἔθρεψες κώτταις.

Pour compenser la contrariété secrète que le pacha éprouvait du départ de ses fils pour l'armée, malgré le peu de fond qu'il faisait sur leur appui, l'amitié fervente des Anglais vint le consoler. Non contents de lui vendre à vil prix et de lui donner parfois en présent les captures faites sur les Ioniens qui naviguaient alors avec nos couleurs, ils protégeaient oùvertement ses propres pirateries, en nous empêchant,

au moyen de leurs forces navales, de les réprimer. Ainsi, ce fut à la faveur du pavillon de S. M. B. que le satrape s'empara d'une corvette hydriote, sortie de Corfou avec des expéditions françaises. Elle était commandée par un capitaine hydriote nommé Sahini, et deux de ses fils, que je m'empressai de réclamer. La justice était en notre faveur, le crédit de notre légation, qui s'était relevé à Constantinople, me donnait lieu d'espérer que ce grief, ajouté à tant de griefs que nous avions contre Ali, déciderait le divan à nous accorder une satisfaction éclatante. Hélas! Sahini était Grec; son ennemi l'accusait d'avoir servi sur les vaisseaux de l'amiral Sinawin, au combat de Ténédos, en 1807, et la Porte, qui se complut toujours à verser le sang chrétien, ordonna de faire tomber sa tête... J'avais heureusement sauvé un de ses fils et l'équipage entier du vaisseau l'Orphée, sans me douter alors que dix ans après ces infortunés vengeraient, dans le sang des Turcs, le sang de leur capitaine versé par leurs tyrans, en faisant triompher l'étendart de la croix sur les flots de la mer Égée.

Je n'avais pas attendu après ce forfait du despotisme pour être persuadé que le gouvernement turc est sans foi, lorsqu'il peut impunément violer le droit public. Je ne vis donc, dans l'assassinat de Sahini et de son fils aîné, arrêtés sous un pavillon ami, qu'un accès insensé de fanatisme.

Cependant on pouvait concevoir de plus sérieuses alarmes. Une grande expédition qu'on croyait dirigée contre Corfou se préparait en Sicile; on recrutait

jusque dans les montagnes de la Grèce afin de l'alimenter: l'attentat contre la corvette l'Orphée pouvait être le prélude d'une attaque concertée de longue main avec la Porte-Ottomane, qui n'avait jamais voulu consentir à renoncer à ses droits de suzeraineté sur les Iles-Ioniennes; le pacha de Janina était peutêtre destiné à servir de boute-feu à un vaste incendie. On m'invitait à surveiller et à me tenir sur mes gardes, en m'assurant toutefois que s'il osait attenter à mes jours, je serais amplement vengé... Comme ce qui pouvait se passer sur mon tombeau m'était plus qu'indifférent, je m'appliquai à détourner l'orage. On se souvint de la proposition faite l'année précédente, pour sauver Leucade, qui n'en valait pas la peine, en invitant cette fois le roi de Naples à menacer la Sicile, et ces raisons ayant été goûtées, Murat dut former un camp à Reggio, et mettre des barques canonnières en mouvement. Ainsi la saison se consuma en démonstrations, l'expédition annoncée par les Anglais s'en allá en fumée, Corfou resta tranquille, et Ali, accusé d'avoir compromis son gouvernement vis-à-vis de la France, se trouva, sans l'avoir prévu livré à sa propre fortune; car l'aveugle fatalité guide seule et perd les usurpateurs.

Elle semblait aussi planer sur la France, cette aveugle fatalité, depuis l'envahissement de l'Espagne; et Bonaparte, parvenu à son apogée, au lieu de suivre la marche harmonieuse des astres qui s'abaissent vers l'occident dans l'éclat de leur gloire, était prêt à s'éteindre comme les météores, effroi de la

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