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Le tyran, peu inquiet de pareils ukases, qu'il jetait au feu sans les lire, mais irrité des revers qu'il ne devait attribuer qu'à son inconduite, ne tarda pas à faire retomber le poids de ses ressentiments sur Ibrahim pacha. Depuis le mois de septembre 1810, Omer Brionès s'était établi à Bérat, où il avait organisé une révolte complète des beys du Musaché contre leur ancien visir, auquel ils avaient enlevé ses revenus. Ali, informé de la détresse de celui qu'il voulait perdre, partit aussitôt pour la moyenne Albanie, déclarant publiquement qu'il fallait en finir, et qu'il pousserait ses envahissements au nord de l'Illyrie macédonienne, aussi loin qu'il le pourrait. Ainsi, non content d'avoir renfermé Ibrahim dans Avlone, il le força d'abandonner cette retraite, en faisant révolter les habitants de cette ville, et il le réduisit à fuir dans les montagnes de l'Acrocéraune, où, trahi par les siens, il fut livré avec son épouse aux satellites de son persécuteur (1), Celui-ci, loin d'en user avec les égards dus au beau-père de ses fils, après l'avoir d'abord relégué à Conitza, l'arracha quelques mois

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(1) Tandis qu'il faisait attaquer par Omer Brionès Ibrahim dans son dernier asyle, le commodore anglais Taylor, qu'Ali avait trompé, coupait la retraite par mer à ce vieillard infortune, qui aurait trouvé un refuge assuré dans l'hospitalité que lui offrait le général Donzelot. M. Taylor, homme juste et estimé, est le même qui a fini ses jours d'une manière déplorable en 1814 à Brindisi, où il se noya, en retournant à bord de sa frégate sur sa yole, que la mer engloutit.

après de cette prison,et des bras de son épouse, pour le renfermer dans un souterrain.

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La ruine d'Ibrahim pacha avait coûté trente ans d'attentats et des sommes considérables à son ennemi. Mais la possession du Musaché et du territoire de Bérat couvrait ses frais, et lui donnait une telle importance, que le divan parut étourdi du coup porté à l'autorité souveraine. Un visir dans les fers d'un autre visir, était une chose inouie dans les fastes de la rébellion des grands vassaux de l'empire. Cependant ce crime, au lieu de révolter une population fière de son anarchique indépendance, amena la soumission des pachas d'Elbassan, de Croïe, et des vaivodes de la Taulantie. On vit ainsi à la cour du satrape de Janina, non plus des beys stipendiés, mais les pachas de la haute Albanie, et tout ce que la Grèce orientale avait de chefs illustres, prosternés devant lui. La ville de Bérat fut dépouillée; les principaux habitants perdirent leurs propriétés; un grec, appelé Papa Lazos, plus riche en troupeaux que Job n'en posséda au temps de son opulence, se vit condamné à en devenir le gardien, et réduit à coucher, ainsi que le patriarche, sur le fumier des animaux qui le rendaient naguère le prince des pasteurs du mont Ismaros.

Les beys d'Avlone, qui avaient secondé les projets du satrape, avaient été jusque là les plus chéris entre tous ses courtisans; les meilleurs logements leur étaient réservés; objets de ses préférences, ils se trouvaient sans cesse à ses côtés. Ils entrèrent en

formant son cortége à Janina; et lorsqu'il les eut réunis, il les précipita du sein des plaisirs au fond de ses prisons, tandis que des émissaires, expédiés en secret, chargeaient de fers leurs femmes et leurs enfants, qu'on transféra à Janina, avec leurs dépouilles. Ainsi furent punis ceux qui avaient trahi un maître débonnaire, sans pouvoir se dissimuler qu'ils méritaient le traitement qu'on leur infligeait. Leurs meubles, leurs trésors, leurs troupeaux, sans compter le prix de leurs biens-fonds, qu'Ali confisca, grossirent son trésor de trente-six mille bourses, ou dix-huit millions de notre monnaie (1).

Quelques cadeaux envoyés par Ali pacha à Constantinople, et l'influence qu'il continuait à exercer dans les intrigues de la basse diplomatie instituée à Malte, empêchèrent le ministère ottoman d'éclater. C'était sans doute une conduite impolitique; mais l'irrésolution est le propre des gouvernements faibles. Ils ne se déterminent que d'après les évènements; ils sont maîtrisés par les circonstances; et lorsqu'ils prennent un parti il n'est jamais dicté par la sagesse. Pour comble d'audace, le tyran chargea Méhémet chérif, d'aller, pour la seconde fois, composer et soutenir l'apologie de sa conduite auprès du divan.

Cependant, le succès et l'impunité achevant de cor

'(1) Íl·fit entrer mon frère dans une salle basse, remplie d'or monnayé et jeté en tas, qui était le produit des trésors des beys d'Avlone, et il lui dit qu'il devait y avoir plus de douze millions amoncelés dans ce gouffre.

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rompre le jugement d'Ali pacha, ne lui laissaient plus garder de mesures. Tandis qu'il croyait acheter l'oubli de ses déportements à Constantinople, il bravait par de nouveaux attentats, le plus puissant alors des empires, en enlevant, sur un bâtiment de l'état, poussé par les vents contraires au port Panorme, le major Constantin Adruzzi, natif de Chimarra, ancien officier du roi Ferdinand de Naples, qui était récemment entré au service de France. A la nouvelle de cette hostilité, qui mettait entre les mains du satrape un officier, son fils et son neveu tous attachés à l'armée de Napoléon, le cabinet des Tuileries, voulant en finir avec Ali pacha, écrivit à son consul-général, que, vu l'inutilité des démarches faites jusqu'alors auprès du divan, il lui donnait plein pouvoir de déclarer la guerre à Ali Tébélen; en laissant à la direction de son mandataire, le choix de la forme, du lieu et du temps à donner à son manifeste. Les armées des provinces Illyriennes, de Naples, de Corfou, avaient, disait-on, des instructions pour se tenir prêtes à agir au premier signal qui partirait de la chancellerie du consulat de Janina. Cette dépêche fulminante portait la date du 21 mars 1811.

Le temps que la lettre ministérielle mit à parvenir au consul de France, car elle tarda près de deux mois, lui fit présumer que ses démarches ne devaient avoir rien de précipité. C'était aussi à son avis une chose inusitée, qu'un agent institué pour réclamer l'exécution des traités, et qui n'est pas la parole du gouvernement, fut investi du pouvoir de déclarer la

guerre à un visir, sujet du sultan. Il pensait que s'il devait y avoir manifestation d'une rupture, c'était une affaire de gouvernement à gouvernement; et, comme on lui laissait le choix du temps, il prit le parti de temporiser. Il rendit compte de tout à la légation de Constantinople, résolu fermement à attendre. Il n'ignorait pas que des nuages s'étaient élevés entre les cours de Paris et de Pétersbourg; car les Turcs, qui sont assez généralement bien informés, lui avaient donné l'éveil. Il savait que depuis l'avènement de Mahmoud II, la Porte négociait avec les Moscovites, à Bukarest, et il était convaincu que toute démarche intempestive ne pouvait que hâter un rapprochement qu'on avait intérêt à prévenir. D'ailleurs, en laissant percer seulement qu'on en voulait directement à Ali pacha, c'était augmenter la fausse idée d'influence qu'on lui attribuait. Déja le tyran recevait les visites de tous les personnages marquants de l'Angleterre, employés ou voyageants dans la Mé diterranée. Ainsi on vit accourir à Janina le major Aïret; le général Stuart, dont l'Angleterre peut avouer toutes les actions; le sombre Hudson Lowe, alors colonel du régiment Royal-Corse, et depuis gardien de Bonaparte, à Sainte-Hélène; avec une foule de curieux attirés par la célébrité de circonstance d'un homme agrandi par le crime. Mais telle était alors l'illusion, qu'on ne parlait que du satrape pártout où la France comptait des ennemis; et Janina était le centre d'un foyer sans chaleur, de verbiages politiques vides de sens et non pas d'intérêt.

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