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<«< suis entouré que de ceux dont j'ai égorgé les fa«milles; je te l'ai dit autrefois; mais éloignons ces << tristes souvenirs. Mes ennemis sont en mon pouvoir, « je prétends les asservir par mes bienfaits. Je veux que << Cardiki devienne la fleur de l'Albanie; et je me « propose de passer mes vieux jours à Argyro-Castron. « Voilà les derniers projets que je forme; et si je pou<< vais obtenir Parga, que je te demande inutilement << depuis tant d'années; Parga que je paierais ce qu'on << voudrait, en te faisant une fortune brillante, tous. <«<mes vœux seraient accomplis. Je ne te propose «pas, mon cher fils, d'être du voyage que j'entre«prends. Le temps est mauvais; et comme je serai <«< bientôt de retour, nous descendrons ensemble à «Prévésą, pour y passer les premiers beaux jours << du printemps. Écris, je t'en prie, ce que je <«< viens de te dire à ton ambassadeur, car mes «< ennemis ne manqueront pas de me calomnier à Constantinople, et il est bon que la vérité y devance « leurs vociférations.» En achevant ces paroles, le

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taire pour l'honneur de l'humanité, disais-je dans ma première édition; cependant plusieurs personnes ayant donné des interprétations à cette note, je vais m'expliquer. Ce crime, qu'Ali avait sur la conscience, était d'avoir fait jeter dans le lac toutes les filles nées de ses femmes, par un sentiment qui le portait à croire que, par leurs alliances, elles deviendraient les esclaves de quelques beys ou pachas indignes de la splendeur de son nom. Quel tyran joignit jamais tant d'orgueil à tant de cruauté ?

visir donna à son grand écuyer (embrochor) l'ordre du départ, et nous nous séparâmes.

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C'est une faiblesse commune aux tyrans de se suader qu'on doit croire leurs paroles, parce qu'ayant une autorité absolue sur les homines, ils s'imaginent maîtriser jusqu'aux éléments de leur pensée. J'avais observé une attitude calme pendant le discours d'Ali, et je le quittai avec les apparences de la conviction, en lui promettant de faire part de notre entrevue à la légation française. Mais combien j'étais éloigné d'ajouter foi à ce que j'avais entendu! Son langage affecté me faisait bien plutôt craindre quelque grande atrocité; car jamais, dans l'Orient, un homme en place n'est plus affectueux que lorsqu'il médite une perfidie. Le satrape avait en vain caché sa brûlante fureur sous le patelinage d'un tigre; ses crimes passés me disaient trop ceux qu'il pouvait encore commettre, pour me laisser dans la perplexité. Au reste, je n'y fus pas long-temps, car à peine était-il en route, qu'on me communiqua le sens d'une lettre qui lui était adressée par sa sœur Chaïnitza.

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La cruelle maîtresse de l'Argyrine, retirée à Liboôvo, depuis la mort d'Aden bey, dernier rejeton de son hymen incestueux, s'était ranimée à la nouvelle de la prise de Cardiki. La vengeance avait réchauffé son cœur glacé par la douleur; elle écrivait à son frère « Je ne te donnerai plus le titre de visir, « ni le nom de frère, si tu ne gardes pas la foi ju«rée à notre mère, sur ses restes inanimés. Tu «dois, si tu es fils de Khamco, tu dois détruire

« Cardiki, exterminer ses habitants, et remettre «ses femmes et ses filles en mon pouvoir, afin «d'en disposer à ma fantaisie. Je ne veux plus «coucher que sur des matelas remplis de leurs «cheveux. Maitre absolu des Cardikiotes, n'ou«blie pas les outrages que nous reçûmes d'eux « aux jours de notre humiliante captivité. L'heure « de la vengeance est arrivée; qu'ils disparaissent « de la terre. »

Cette lettre me révélait, dans sa noirceur, la cause de la dissimulation du visir; et malgré cela, je ne pouvais croire à l'étendue de la vengeance que sa sœur lui proposait de tirer des Cardikiotes. Je savais qu'il pouvait être entraîné par les cris de cette Tisiphone avide de meurtre. Il avait égorgé les habitants de Nivitza, de Saint-Basile et de Prévésa, sans effaroucher la politique du divan, parce qu'il n'avait immolé que des chrétiens; mais oserait-il assassiner une population mahométane entière?........... Je croyais qu'il serait retenu par cette considération religieuse. Je concluais donc qu'il y aurait du sang répandu, mais qu'il n'en viendrait pas à un massacre général, tel que le demandait Chaïnitza.

Le troisième jour après son départ de Janina, le visir Ali vint descendre au palais de sa sœur à Liboôvo. On remarqua, après l'entrevue qu'il eut avec elle, que les larmes de cette femme, qui n'avaient pas cessé de couler depuis la perte de son fils, s'arrêtèrent comme par enchantement (1). Sa demeure jus

(1) A la mort d'Aden bey, Chaïnitza brisa à coups de

qu'alors ornée de lugubres tentures, fut couverte tout à coup de tapis et d'ameublements précieux; elle parut en public, et reçut des visites comme aux jours de ses prospérités maternelles, quand elle couronna ses enfants du bandeau nuptial. Elle célébra le retour de son frère auprès d'elle par des festins et des chants; ses femmes reprirent la parure de l'allégresse, et en quittant un banquet digne des Pélopides, auquel le vieux Ali avait présidé, il se sépara de sa sœur pour se rendre à Chendrya.

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Ce château, construit au faîte d'un rocher peu éloigné de la rive droite du Célydnus, domine au loin la vallée de Drynopolis. On aperçoit de ses hauteurs la ville de Cardiki, l'entrée des défilés Antigoniens, les échelles de Moursina, et le territoire entier de l'Argyrine. Semblable au génie des ténèbres, ce fut de ce phare, où l'on avait dressé son tribunal, qu'Ali Tébélen convoqua les descendants des antiques Abantes, tribu des Cardouchiotes Caucasiens, éta

marteau ses diamants et les siens, brûla ses cachemires, 'ses fourrures, et obligea sa bru à coucher à ses côtés, par térre, sur une natte de paille. Les glaces et les ornements de son sérail furent mis en pièces; les vitraux de ses appartements furent dépolis et peints en noir, et ceux qui se cassaient n'étaient raccommodés qu'avec du papier. Toute apparence de bonheur et de joie était bannie de son palais. Ainsi Catherine de Médicis, dans un deuil semblable, consacra le souvenir de ses peines sur les colonnes mêmes des Tuileries, où l'on voit sculptés des fragments de miroirs, des panaches déchirés et des lacs rompus, emblêmes de ses douleurs maternelles,

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blis depuis plus de vingt-cinq siècles au milieu des rochers de l'Acrocéraune. Dès le matin, les héraults ou cérycès, chargés de proclamer ses ordres, étaient montés à Cardiki. Ils avaient publié en son nom une amnistie générale, en annonçant que tous les individus mâles, depuis l'âge de dix ans jusqu'à l'extrême vieillesse, eussent à se rendre à Chendrya, afin d'entendre de la bouche même de son altesse le valicy des Albanies, l'acte qui les rendait au bonheur.

Malgré cette déclaration, garantie au nom du ciel et de la religion, il y eut une hésitation générale parmi les habitants. On tremblait, on se demandait comment un homme aussi vindicatif qu'Ali pacha pouvait être animé de sentiments de clémence. Les femmes et les enfants faisaient retentir les airs de leurs cris; les mosquées étaient remplies de vieillards et de jeunes gens qui invoquaient Allah et leur faux prophète Mahomet. Des femmes s'échappaient du harem, pour arrêter, pour voir, pour embrasser leurs époux, leurs enfants, ou des frères bien-aimés. On ne partait que pour entendre le prononcé d'une amnistie, et on partait cependant avec l'anxiété de condamnés qui auraient marché au supplice. On croyait ne s'éloigner que pour quelques heures; et par un pressentiment fatal, on se disait adieu, comme si on se fût quitté pour jamais!... Pourquoi ces moments douloureux, trop rapidement écoulés malgré leur amertume, et ces heures cruelles de l'agonie de tout un peuple, ne furent-ils pas marqués par une résolution généreuse? L'instant de vendre chè

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