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et demie de carnage, les cris cessèrent et le bruit des armes finit avec eux.

Tandis que cette exécution se passait dans le khan de Chendrya, Cardiki retentissait des gémissements des enfants et des femmes qu'on arrachait des foyers paternels. Des mères de famille, accoutumées à l'opulence, des jeunes filles que l'hymen allait couronner de roses, étaient livrées à la violence et à la brutalité d'une soldatesque effrénée. C'était le résultat de la convention stipulée au banquet de la vengeance, entre le tyran et son implacable sœur. On les traînait, après les avoir déshonorées, devant Chaïnitza, n'ayant, pour défense et pour appui, que l'accent de la douleur et leurs larmes. Meurtries, déchirées de coups, ces femmes, qui ignoraient ce qui se passait à Chendrya, arrivent à Liboôvo, et tombent muettes de frayeur aux pieds de leur ennemie. Chaïnitza commande qu'on arrache leurs voiles, qu'elles soient dépouillées, que leurs chemises soient taillées au-dessus des genoux; et qu'on coupe leurs chevelures, dont on charge une estrade. Elle monte sur ce trophée, elle plane sur une population inanimée, elle triomphe, et, l'insulte à la bouche, elle prononce cet arrêt, aussitôt répété par les crieurs publics: Malheur à quiconque donnera un asyle, des vêtements et du pain aux femmes, aux filles et aux enfants de Cardiki. Ma voix les condamne à errer dans les forêts, et ma volonté les dévoue aux bétes féroces dont ils doivent être la páture, quand ils seront anéantis par la faim.

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Frappées de cet anathème, les victimes passèrent le restant du jour et la nuit entière exposées aux injures de l'air, en faisant rétentir les rochers de Liboôvo de leurs plaintes. Quelques femmes expirèrent dans les douleurs de l'enfantement; des enfants périrent de froid et d'inanition. Tous auraient succombé, si le satrape, moins dénaturé que sa sœur, n'eût révoqué la sentence de cette créature impie, en décidant que les débris de la population de Cardiki seraient vendus pour être dispersés dans des lieux éloignés. Il ordonna, après avoir fait dépouiller les morts, qu'on formât plusieurs trains composés des cadavres des principaux agas de Cardiki, afin que, entraînés par le Celydnus dans le lit alors écumant de l'Aous, ce spectacle glaçât d'épouvante les peuplades de la Iapourie, depuis Tébélen jusqu'à Apollonie, où ce fleuve verse ses eaux dans l'Adriatique (1). Il décréta ensuite, qu'un marbre transmettrait à la postérité le souvenir de l'accomplissement des volontés suprêmes de sa mère! Ainsi, les voyageurs qui parcourent la vallée de Drynopolis ne manquent plus, depuis cette époque, de visiter le khan de Vouvali, voisin de Chendrya. Ils lisent, au-dessus des ossements entassés des Cardikiotes, l'inscription

(1) C'est à présent qu'Ali pacha étant mieux connu dans l'Europe, je me suis hasardé à publier plusieurs particularités de sa vie, que j'avais omises dans sa biographie, en craignant alors d'être taxé de ressentiments personnels contre sa personne.

écrite en lettres d'or, dans les langues turque et grecque, qui indique le nombre de morts privés de funérailles, sacrifiés aux mânes de l'impudique Khamco, avec les dates de l'année et du mois où se passa le tragique évènement que je viens de raconter.

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Ali pacha, après avoir assouvi sa vengeance, prit la route de Tébélen, où il arriva assez à temps pour faire saisir douze Cardikiotes, établis depuis longtemps dans cette ville, qu'il fit égorger sur le tombeau de sa mère. Après avoir assisté en personne à leur supplice et placé des gardes sur le bord du fleuve, afin qu'on l'avertît de l'arrivée des trains de cadavres, il se retira dans l'intérieur de son vaste palais. Il voulut qu'on y célébrât une fête, à laquelle il présida, en faisant chanter les ministres de ses plaisirs, et en prescrivant à ses saltimbanques d'exécuter des danses impures, dans lesquelles on insulta, par d'horribles bouffonneries, au souvenir de ceux dont le sang mait encore. Le bruit, les acclamations d'une foule d'esclaves et de prostitués étaient un nouvel aliment pour ses fureurs; il se repaissait de ce honteux spectacle, qu'il savourà jusqu'à une heure fort avancée dans la nuit.... Quelle nuit, après quarante-huit heures passées dans l'ivresse du carnage, pouvait lui rendre le calme? Les vapeurs du sang avaient échauffé sa tête, et une sombre mélancolie succéda bientôt au délire de ses esprits. Il tomba dans une profonde tristesse; il révoqua la consigne donnée aux sentinelles placées au bord de l'Aous pour l'avertir quand on verrait approcher les trains de cadavres; il s'agitait,

il sanglottait, il n'avait plus personne à égorger, il lançait des imprécations étouffées, il ne pouvait dormir, lorsqu'une idée, à laquelle il s'arrête, le frappe. Il pense (je tiens cette révélation de ses secrétaires Colovo, Mantho et Costas, que je puis maintenant nommer), que les otages de Cardiki, détenus au monastère de Sotiras, dans l'île du lac de Janina, sont peut-être plus tranquilles que lui..... Ils reposent, s'écrie-t-il; eh bien!qu'ils ne se réveillent que pour descendre dans la nuit éternelle, sà xaτaytónia! Il appelle aussitôt un de ses grammatistes, auquel il dicte leur arrêt de mort, et, par une sorte de débauche de sang, il comprend les beys d'Avlone dans l'ordre fatal qu'il lance. Qu'ils périssent, ajouta-t-il, et que ne puis-je!... Il s'arrêta, et on comprit qu'il voulait désigner le beau-père de ses fils.

Pendant cette nuit, que l'absence du sommeil lui permit de consacrer tout entière au crime, le visir Ali dépêcha un courrier à son fils Véli pacha, pour l'engager à faire exterminer les Cardikiotes attachés à son service (1), et il expédia des circulaires partout où il se trouvait des habitans de cette ville (2), afin de les faire périr. Il retrouva ainsi la gaîté en se re

(1) Véli pacha refusa d'obtempérer aux ordres de son père, et pour pallier son refus, il se contenta de licencier les Cardikiotes qui étaient à son service.

(2) Il écrivit personnellement à Méhémet Ali, pacha d'Égypte, pour le prier de seconder ses fureurs; mais celui-ci refusa de tremper ses mains dans le sang des proscrits.

paissant de l'idée d'exterminer jusqu'au dernier des habitans de l'Abantide, et le jour naissant le vit occupé à dresser la liste de proscription de tous ceux qui avaient trahi Ibrahim pacha, contre lequel sa bouche n'avait osé articuler l'arrêt fatal resté suspendu au bord de ses lèvres.

Dès que l'ordre du tyran, adressé à Mouctar pacha, fut parvenu à ce stupide enfant du meurtre, les supplices des ôtages et des beys d'Avlone, qui avaient trompé le visir Ibrahim, commencèrent à Janina. Démir Dost, et soixante-dix beys ou barons, passèrent successivement par la main des bourreaux, qui épuisèrent sur eux tous les raffinements de la cruauté. Comme on employait, avant de les faire mourir, le moyen des tortures, pour leur faire révéler les trésors qu'ils possédaient et le nom de leurs débiteurs, la marche des supplices fut lente et sinistre. Chaque jour révélait au peuple effrayé les crimes de la nuit qui l'avait précédé. Le lac rejetait les cadavres

de personnes inconnues; on trouvait sur les routes, des troncs (IITúuara) sans tête, dévorés par les chiens; on voyait dans plusieurs endroits, des trous nouvellement recomblés, et la consternation était générale. On tremblait de se parler dans les rues; on évitait même de se saluer, craignant que de simples politesses ne fussent prises pour des signes d'intelligences secrètes; des marques de compassion ou des larmes auraient été un délit capital, et tous les étaient secs. Les marchés publics étaient déserts; on ne se rendait plus aux églises, et les mosquées étaient

yeux

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