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le clergé et les notables, étaient contraints de s'enivrer, de danser et de prostituer leur caractère, pour complaire à celui qui ne croyait être honoré que lorsqu'il avilissait les hommes. On se relayait jour et nuit pour soutenir la durée des bacchanales. Les feux, les cris de joie, les bruits des instruments de musique, les sauts des funambules, les combats des bêtes féroces, les joûtes du dgèrird, se succédaient sans aucune interruption. Les broches auxquelles rôtissaient des moutons, des chèvres et des boucs entiers, étaient en permanence sur les places, pour satisfaire une tourbe affamée de Schypetars, et des flots de vin coulaient aux tables dressées dans les cours du palais. Des piquets de soldats arrachaient les artisans de leurs boutiques, et les forçaient, à coups de fouet, de se rendre au sérail, pour prendre part à l'allégresse publique, tandis que des bandes de Bohémiens et de Bohémiennes impudiques forçaient les portes des particuliers sous prétexte qu'ils devaient les divertir par ordre du visir, et volaient effrontément tout ce qui tombait sous leur main. Les demeures privilégiées des consuls ne furent pas même à l'abri du contact de ces harpies, qu'il fallut repousser par des moyens plus énergiques que des paroles. Le visir se réjouissait d'un spectacle qui offrait des scènes si révoltantes, que les anciens coryphées des Lupercales auraient rougi de l'état d'abrutissement où la licence porta la populace. Mais ce qui flattait surtout Ali, c'était de pouvoir satisfaire son avidité, car tout convié devait déposer un cadeau sur le seuil de la porte

vizirielle de Son Altesse. Y manquer, aurait été encourir sa disgrace, et quatre secrétaires, inquisiteurs de la tyrannie, étaient assis aux portes du sérail pour demander énigmatiquement des peskès (cadeaux), qu'ils enregistraient soigneusement. Enfin, le dix-neuvième jour des orgies fut consacré au grand Ziaphet ou festin, auquel Ali pacha parut dans toute sa pompe, entouré de ses esclaves nobles, titre aussi ancien que le despotisme dans l'Orient, pour désigner la haute domesticité qui environne ses souverains (1). Il prit place au-dessus de plus de quinze-cents conviés qui remplissaient les galeries et l'atrium de son château du lac. Il promenait ses regards sur cette foule asservie, lorsqu'une dépêche, non moins fatale la main invisible qui apparut à Balthasar, au milieu de son banquet royal, vint troubler ses plaisirs. Il l'ouvre, il apprend que de six sicaires qu'il avait envoyés à Larisse pour assassiner Pachô bey, élevé par son fils Véli au rang de sélictar (2), cinq d'entre

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que

(1) Cette locution se trouve dans tous les écrivains de l'antiquité. « Alexandre étant au lit de la mort, dit l'Écriture, appela ses esclaves nobles qui avaient été nourris avec lui dès << son enfance, et leur partagea son empire. » (Machab. lib. I. c. 1) Il ne les regardait que comme ses premiers esclaves, et ils ne différaient des véritables que par le privilége de manger quelquefois à sa table, et de n'être fustigés que de sa main royale. (V. Diod. Sicul. lib. xvII. §. 65. Quint.-Curt. l. vIII. c. 6.; 1. x. c. 8.

(2) Selictar, porte-glaive, Пpwτоoπabάptos: cette dignité existait à la cour des empereurs chrétiens de Constantinople.

V. Codin. Off. c. V. v. 55.

eux, après avoir manqué leur coup, avaient été saisis et pendus en place publique. Un trouble involontaire l'agitait, et vainement il essayait de faire bonne contenance. Il souriait, mais ses yeux étaient rouges de colère, et un pressentiment sinistre le tourmentait: yóov d'¿iero Ovμós (1). Il se retira en faisant annoncer, par un de ses hérauts qu'on continuát à s'amuser, et le retour de la vingtième aurore qui éclairait les débauches, vit arriver dans la plaine de Janina le parrain de la couronne, envoyé par Moustaï, visir des Scodriens, pour recevoir l'épouse destinée à régner dans son harem.

Jousouf, bey des Dibres, vieil ennemi d'Ali pacha, qui était ce parrain de la couronne, avait dressé ses tentes au pied du Tomoros de Dodone, où il s'était campé avec un escadron de huit cents cavaliers guégues, et, quelques instances qu'on lui fit, il ne voulut jamais consentir à entrer en ville. On refusa au vieil Ibrahim la consolation d'embrasser et de bénir sa petite-fille, qui était depuis long-temps ravie à sa tendresse. Les pleurs de Zobéide, sa mère, les instances de son oncle, Mouctar pacha, les prières de la jeune Aïsché, modèle de douceur et de beauté, ne purent obtenir cette grace de celui qui avait disposé de sa main, sans demander le consentement de son père et de sa mère, clause sacrée, même dans la religion mahométanne (2). Aussi, les noces

(1) Odyss. lib. xx. v. 349.

(2) Voy. Code civil des Turcs, chap. V, des mariages con

qui se célébraient dans les appartements des femmes furent elles plus tristes que celles du château n'étaient bruyantes, et le départ de la jeune épouse fut marqué par les larmes et les sanglots de Mouctar, qui prévoyait sans doute les malheurs dont elle était menacée. Zobéide tomba privée de sentiment en recevant les adieux, les derniers adieux, hélas! d'une fille chérie, mais bien moins infortunée que sa mère, à qui la nature venait de révéler un secret plus affreux que la mort.

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Zobéide était enceinte des œuvres d'Ali pacha, son beau-père. Souillée, sans cesser d'être vertueuse, puisque le coupable avait engourdi ses sens au moyen d'un breuvage soporifique, la victime de sa lubricité ne connut le crime dont elle était innocente, que par les signes d'un état qui fit le bonheur de sa vie, quand elle possédait son époux. Des demi-confidences de la part des femmes que le tyran avait menacées de la mort si elles ne favorisaient pas ses désirs, quelques souvenirs, confus, ne lui permirent plus de douter qu'elle portait dans son sein le fruit de l'inceste. Qu'on juge du désespoir d'une femme qui idolàtrait celui auquel elle avait donné plusieurs gages -de son amour, Mais à qui s'adresser, à qui recourir dans son malheur? Ce ne pouvait être qu'à l'auteur de son opprobre. Elle lui écrivit, en l'invitant à se rendre au harem, lieu impénétrable à tout autre qu'à

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tractés au nom d'un tiers par abus ou par fraude, nikiali ul Yousouly. Dhosson. P. BB. edit. in-folio, t. III. >

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celui qui l'avait pollué; car Ali seul, en qualité de chef de la famille, avait le droit de voir et de surveiller les femmes de ses fils; le législateur n'ayant pas supposé qu'il pût jamais exister rien de criminel entre un père et ses enfants. Le satrape ayant déféré aux instances de sa bru, elle tombe ses genoux, qu'elle embrasse; il mêle ses larmes aux siennes, il confesse son forfait, l'engage au silence, en promettant d'effacer les suites de son attentat, sans que la plus innocente et la plus infortunée des créatures puisse l le faire renoncer à l'idée d'étouffer un inceste par un attentat non moins affreux....

Il n'y a point de secret chez un despote, parce que ceux qui l'entourent épient ses mouvements et sont sans cesse en état de conspiration contre son autorité. Pachô bey, toujours aux aguets, ne tarda pas à être informé de ce qui s'était passé entre le visir Ali et Zobéide. Ne calculant que ses ressentiments, il dépassa les bornes sacrés de l'honneur, en informant Véli pacha d'un évènement qui devait faire le tourment de son existence. Celui-ci dans sa fureur remercia son indiscret ami; ils jurèrent ensemble de se venger de l'auteur commun de leurs infortunes, et dès lors commença une lutte qui ne pouvait finir que par les crimes les plus révoltants.

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On a vu, par ce que j'ai dit précédemment, qu'Ali pacha n'était pas homme à se laisser devancer dans la carrière des forfaits. Les noces venaient de finir aussi brusquement qu'elles avaient commencé; il était près de minuit, et je me trouvais au sérail, quand

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