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Dans cette circonstance, où l'on avait crut le consulgénéral de France perdu, le général Andréossy, alors ambassadeur à Constantinople, ne pouvant présumer que si le tyran avait respecté ses jours, il n'eût pas attenté à sa liberté, exigea et obtint de la Porte Ottomane qu'un capigi-bachi fût envoyé à Janina, pour constater son existence, avec injonction de rapporter un écrit signé de sa main, pour en prouver la réalité. S'il était ainsi l'objet de la sollicitude de ses chefs, il ne l'était pas moins de celle des ennemis même de la France. Il jouissait depuis longtemps de cet avantage, même auprès des Anglais, depuis que le vaincu de Capri, qui contribua au malheur de l'auguste Caroline (1), s'était éloigné des rivages de Leucade, avec ses espions, en remettant le commandement du régiment Royal-Corse à un officier que sa probité ne rendait guère propre à commander un ramassis d'aventuriers, tels que ceux qui composaient cette bande hétérogène. Mais cessons de parler en tiers. Je devais tarir la coupe des douleurs, lorsque je vis s'éloigner de Corfou mes plus chers amis, avec cette vieille garnison dont les drapeaux ployaient sous le poids des lauriers, car on comptait dans ses rangs au-delà de cinq mille soldats, illustrés par par plus de quinze campagnes.

A peine nos pavillons avaient disparu des îles de la mer Ionienne, que de nouvelles pensées semblèrent s'éveiller dans la Grèce. Les Turcs alarmés deman

(1) Hudson Lowe. Indè mali labes.

daient ce que signifiait la Sainte-Alliance, sans qu'il fût possible de leur persuader qu'elle n'était pas dirigée contre leur barbarie, tant leur instinct les porte à ne voir que des ennemis dans tout ce qui est chrétien. Les Grecs, à leur tour, portaient leurs regards vers le congrès réuni à Vienne; ils tenaient un langage, si extraordinaire, qu'on aurait cru le labarum déja arboré sur les minarets de Sainte-Sophie..... Et, pour la première fois, on entendit articuler dans l'Épire le nom de société des Hétéristes ou amis.

Ses statuts, si l'on en croit les Grecs, avaient été rédigés à Vienne, sous les auspices d'un grand monarque; plusieurs rois de la Sainte-Alliance y avaient adhéré en fournissant des sommes considérables; sa caisse était à Munich. Elle avait pour but de répandre parmi les chrétiens de l'Orient, les bienfaits de la société biblique, réprouvés par le théologisme de l'ignorance, et avoués par les philanthropes, qui voient dans la propagation de l'évangile, le plus puissant moyen de réunir tous les enfants de la rédemption sous le signe auguste de la croix. Ce regard porté par des princes paternels sur un peuple jusqu'alors frappé d'une sorte de réprobation politique, ranima les espérances de régénération toujours présentes à son souvenir, parce qu'il est écrit que : Les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre l'église de J.-C. La tyrannie des Turcs lui semblait frappée de vétusté. Leurs revers en Egypte; leurs revers plus récents, lorque huit mille Russes avaient triomphé de trente mille Mahométans sur les bords du Danube; la torpeur dévorante

de leur gouvernement; son iniquité désespérante; l'éloignement d'un maître endormi, comme les dieux d'Épicure, au sein de la mollesse; la stupidité arrogante de la plupart de ses visirs, ou leur action sanguinaire; la vénalité de ses tribunaux; l'état de pauvreté de la basse classe des Musulmans, avaient inspiré aux chrétiens le sentiment le plus dangereux aux tyrannies, le mépris, principe ordinaire de toutes les révoltes contre une autorité arbitraire. En se mesurant avec leurs maîtres, qu'ils regardèrent long-temps avec les yeux de l'épouvante, ils comprirent qu'ils les avaient jugés trop supérieurs, parce qu'ils ne les avaient jamais observés qu'en les examinant de bas en haut; ils comprirent alors qu'ils leur étaient égaux; et en réfléchissant à l'état des choses, ils s'aperçurent que les superbes Osmanlis ne pouvaient même exister sans le secours des chrétiens. Mêlés aux conseils suprêmes de l'empire, que les princes grecs du Phanal dirigeaient; associés aux armements maritimes du sultan, dont les Hydriotes conduisaient les escadres; maîtres du commerce, de l'industrie, de l'agriculture; numériquement plus forts dans la Grèce, où l'on comptait au-delà de dix chrétiens contre un Turc, ils se demandèrent pourquoi ils étaient esclaves depuis tant de siècles?

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L'étonnement était encore plus prononcé dans l'Archipel. La mer Égée, couverte de vaisseaux grecs, semblait séparée de l'empire ottoman par l'activité de ses insulaires. Non contents de naviguer dans le bassin de la Méditerranée, plusieurs vaisseaux grecs s'é

taient élancés au-delà de l'Atlantique; quelques-uns de leurs capitaines, embarqués sur des navires étrangers, avaient fait la circum-navigation du globe; d'autres s'étaient trouvés aux marchés des Grandes Indes, en qualité de subrécargues; tous avaient, ainsi qu'Ulysse (1), vu les villes, l'opulence et les mœurs d'un grand nombre de peuples; leur ame s'était fortifiée par d'innombrables dangers; mais un trait empoisonné, le souvenir de leur servitude, les suivait partout. Au retour de leurs expéditions, lorsqu'ils saluaient, à travers les nuages, les montagnes du sol natal, leur joie n'était point celle des marins qui entrevoient, au terme d'un long voyage, le calme et le bonheur des foyers domestiques. La patrie leur apparaissait brillante de l'éclat des grands hommes de la Grèce, mais esclave et avilie par d'infames oppresseurs; et leurs chants d'allégresse étaient des hymnes à la vengeance. Souvent ils reconnaissaient à la même place et dans les attitudes où ils les avaient laissés, les mêmes Turcs qui les avaient humiliés au départ, qui les attendaient au retour pour les humilier encore; et rois sur leurs vaisseaux aussi rapides que les vents, ils se retrouvaient esclaves en rentrant au port.

L'indignation n'était pas moins profonde sur le continent, lorsque les chrétiens comparaient leur condi

(1) Πολλῶν δ' ἀνθρώπων ἴδεν ἄςέα, καὶ νόον ἔγνω,
Πολλὰ δ ̓ ὅγ ̓ ἐν πόντῳ πάθεν ἄλγεα ὃν κατὰ θυμόν.
Odys. lib. I. v. 4 et 5.

tion avec celle de plus de vingt mille enfants de la Grèce employés en Russie. On racontait dans les villes, dans les hameaux, au milieu des tribus belliqueuses des montagnes, comment les enfants de telle ou telle bourgade siégeaient aux conseils de l'empereur orthodoxe; l'honneur que quelques autres avaient de parler en son nom comme ambassadeurs; l'avantage qu'un grand nombre retiraient d'être élevés dans ses colléges et dans ses écoles militaires, et le bonheur d'une multitude qui servaient sous ses drapeaux depuis les grades supérieurs de l'armée, jusqu'à celui de sous-lieutenant. On avait des rapprochements plus directs et par conséquent plus douloureux à faire, en voyant la légation russe de Constantinople remplie en partie par des raïas émancipés, ainsi que la presque totalité des consulats de l'empire ottoman, exploités par des Grecs.

Ce fut pis encore, lorsque des régiments entiers de Croates, tirés en grande partie de l'Herzégovine et de la Bosnie, des phalanges grecques enrolées sous les drapeaux de la France, de la Russie et de l'Angleterre, rentrèrent dans leurs provinces, où des hommes, accoutumés au joug de la discipline, mais aussi fiers que braves, se retrouvèrent en contact avec une soldatesque barbare qu'ils méprisaient. Ils durent cependant, pour ne pas compromettre le salut de leurs familles, courber leurs têtes devant les Turcs, revêtir de nouveau le costume de la servitude, déposer leurs insignes militaires, et reprendre la charrue nourricière de maîtres ignobles, qui se complaj

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